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- Week-end, de Jean-Luc Godard (France, 1967)
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« Trouvé à la ferraille, égaré dans le cosmos » : Week-end est un rouleau compresseur qui broie la société des hommes et la réduit à ces deux extrémités, la décharge et le vide, concassées et éparpillées. Quand il tourne ce film Godard n’a que 36 ans, il est donc encore plein de l’énergie de la jeunesse (jeunesse qu’il n’a cessé de côtoyer, pour Masculin féminin et La chinoise par exemple). Mais il a aussi toute une vie déjà derrière lui, avec une quinzaine de longs-métrages depuis À bout de souffle, et des engagements déçus – trahis, de son point de vue – dans les deux domaines qui lui tiennent à cœur, le cinéma (l’embourgeoisement de la Nouvelle Vague) et la politique (la désillusion du rejet de sa Chinoise par les chinois). Cette conjonction de désillusions et d’ardeur est explosive. Elle propulse Godard au-delà du point de non-retour : avec le chahut provoqué à Cannes en 1968 qui conduira à l’annulation du Festival, Week-end est l’autre partie de son testament kamikaze au moment de disparaître des écrans radar. Une grenade dégoupillée, un bras d’honneur furieux, avant de prendre le maquis pour une décennie (jusqu’à Sauve qui peut (la vie) en 1980).
Week-end associe deux acteurs de renom en tête d’affiche, Mireille Darc et Jean Yanne. En apparence, Godard fait ce qui est attendu de lui en les gardant en permanence à l’écran ; mais c’est pour leur faire interpréter des personnages envers lesquels il ne ressent que dégoût et détestation. Les premières scènes exposent l’étendue de la haine viscérale que Corinne et Roland eux-mêmes se vouent réciproquement, quand bien même ils sont mariés. Puis, alors que cette haine est la seule substance à avoir émané de la pellicule, Godard nous prend complètement à contre-pied. Non seulement nous embarque-t-il pour la suite du récit en compagnie de ces deux-là, mais en plus l’aventure révèle chez eux une antipathie envers l’ensemble du reste de l’humanité encore plus forte que celle qui dévore leur ménage. La détestation absolue envers le monde est le ciment du couple bourgeois formé par Corinne et Roland. Dans l’œil de Godard, ils ne sont pourtant ni une anomalie ni un repoussoir, mais un prototype, façon the ghosts of weekends yet to come. L’affirmation du cinéaste est en effet la suivante : à mesure que l’individualisme et le consumérisme s’affirmeront en tant que valeurs dominantes dans notre société, nous nous transformerons tous en petits bourgeois égoïstes et violents, coupés des véritables plaisirs et souffrances du monde et ayant chacun pour seule ambition la protection de sa propriété privée.
Cette prédiction funeste, visionnaire au vu des décennies écoulées entre la réalisation du film et aujourd’hui, a pour symbole suprême la sacro-sainte bagnole. Godard placarde férocement à l’écran la nature totémique de cet objet mécanique, sans existence propre, pour lequel les êtres humains sont pourtant prêts à abandonner toute raison. Ils deviennent fous, sans espoir de rémission. On sort un fusil de chasse pour une carrosserie éraflée, on s’enferre dans des embouteillages s’étirant sur des kilomètres, on croise et on provoque des accidents mortels à tout bout de champ. Les carcasses automobiles en proie aux flammes au bord des routes sont les autels de cette religion nouvelle, les cadavres sanguinolents et mutilés qui les jonchent font office de victimes sacrificielles. Quatre ans avant que Tati fasse de cette folie une comédie (Trafic), six ans avant que Ballard scelle l’union morbide définitive entre homme et machine (le roman Crash !), Week-end est la tragédie sauvage de cette prise de pouvoir. Dissous dans le sang et la fureur, le récit n’en est dès lors plus un. C’est une suite hallucinée de convulsions monstrueuses, d’éclats tranchants de scènes trouvées à la ferraille d’une humanité désagrégée, égarées dans le cosmos des idéaux désappris.
C’est quand il n’y a pas de voiture dans la séquence que le propos de Godard se fait le plus acide. Sommés d’interagir de manière directe, par le biais du langage, de l’esprit, hommes et femmes s’en montrent incapables. Y compris lorsque tout ce qu’on leur demande est d’être à l’écoute, donc semi-passifs. Les rencontres fantasmagoriques de Corinne et Roland avec des figures du passé – Emily Brontë et Lewis Carroll, Saint-Just, la musique de Mozart – comme avec des porte-parole du présent (un noir et un arabe exposant les abus dont leurs peuples sont victimes de la part des pays dominants) tournent irrémédiablement au fiasco atterrant. Dans une démarche très « Manif pour tous », les deux héros de Week-end opposent à toute proposition de discours construit, progressiste, une hystérie démente et effroyable. Ils beuglent, tabassent, mordent, tels les membres d’une peuplade post-apocalyptique ; ce qui signifie que l’apocalypse a d’une certaine manière déjà eu lieu. Le dernier acte du film, où ils se retrouvent otages du FLSO (Front de Libération de Seine-et-Oise), corrobore cette allégation. Godard y clame, une fois encore avec un profond discernement, un rejet radical de la lutte armée, contrepoison aussi extrémiste que le virus qu’il entend combattre. Tout ce que ces dissidents ont à proposer est leur acclimatation à une régression dans le passé (des batailles façon cowboys et indiens dans les westerns) et même à l’état sauvage – la pratique décomplexée du cannibalisme.
Godard envoie la civilisation contemporaine dans le mur, et ne se prive pas pour le faire au moyen d’un geste de cinéma au style et à la technique extraordinaires. Le moindre instant de Week-end a une teneur immense en cinéma, et de ce cinéma pur, pleinement affranchi de la tutelle des autres formes d’art, auquel le réalisateur a toujours aspiré. C’est parfois monumental (les plans-séquences étourdissants du travelling qui longe l’embouteillage, du panoramique à 360° à la ferme, de la confession par Corinne à Roland d’un plan adultère à trois…), parfois brutal (les coupes, ellipses, décadrages qui hachent menu les personnages, leurs actions et leurs destins) ; parfois en rupture (le travail brillant sur les intertitres), parfois l’air de ne pas y toucher – le simple fait de situer la rébellion du FLSO dans des champs et forêts à vingt kilomètres de Paris suffit pour créer un décalage génial. Follement inspirée et pertinente, la mise en scène de Godard pour Week-end est un feu d’artifice clôturant en fanfare une décennie de coups d’éclat et d’ouvertures révolutionnaires.