• Vol spécial, de Fernand Melgar (Suisse, 2011)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

Au MK2 Beaubourg

Quand ?

Mardi soir, à 20h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

« Faut qu’ils arrêtent de nous prendre pour des débiles ». Plus d’une heure de Vol spécial a passé quand un des détenus de la prison de Frambois, en Suisse, a cette sentence sans appel à l’égard du personnel du lieu et de son attitude mielleuse jusqu’à l’insulte, envers les sans-papiers en instance d’expulsion, et au déni, vis-à-vis d’eux-mêmes. Il faudra attendre encore jusqu’à l’avant-dernière séquence, qui fait suite à un drame mettant crûment en lumière toute l’inhumanité de la situation (la mort d’un expulsé par la faute des méthodes d’entrave utilisées pour les transporter dans les avions, les « vols spéciaux » du titre), pour que les prisonniers se trouvent en état de dire leurs quatre vérités à leurs geôliers. Qui n’y comprendront rien et, comme le montre l’ultime plan du film, celui de l’éternel recommencement de la routine des expulsions et des vols spéciaux, qui demeureront dans le confortable cocon de leurs certitudes chimériques d’être « des gens bien », « faisant de leur mieux » dans des circonstances difficiles.

Le film n’a heureusement pas attendu, lui, pour déchirer ce voile d’humanité factice et même ulcérant que les gardiens étalent sur une situation inhumaine à tous points de vue, en espérant ainsi nier la nature de cette dernière. Le réalisateur Fernand Melgar déconstruit méthodiquement l’artifice intellectuel à l’œuvre chez le personnel de Frambois pour parvenir à leurs fins. Il le fait en tirant profit du temps long du documentaire de cinéma, en faisant preuve du recul (pas de commentaire, ni même d’entretiens en face à face) et de la constance (la caméra ne quitte à aucun moment les murs de la prison) nécessaires, et en pensant sa mise en scène et son montage dans l’intérêt de son propos. Vol spécial repose ainsi pour beaucoup sur la mise en perspective répétée, de manière simple et sobre, entre les deux degrés de réalité qui coexistent au sein de la prison : ce que les gardiens croient partager de la vie des détenus, et ce que ces derniers éprouvent et subissent véritablement, et qu’ils n’expriment que dans leurs instants d’intimité. Face à cela, le storytelling dont se sont imprégnés les gardiens vole en éclats. Ses fondations sont les restes d’un paternalisme colonial où les bons blancs d’Europe sont convaincus de savoir ce qui est le mieux pour les pauvres noirs d’Afrique, stimulé par une cécité bien commode, qui pousse à interpréter chaque marque de résignation ou de soumission à la loi du plus fort comme un gage légitimant leur attitude et leur mission. Et repeint aux couleurs d’une novlangue doucereuse qui voit des « pensionnaires » à la place des prisonniers, des « encadrants » là où il y a des geôliers, le fait de « repartir libre » quand on vous impose un vol vers un pays d’origine souvent quitté depuis une éternité.

L’idée imparable, comme toujours dans de telles machineries, est celle de la répartition cloisonnée des tâches entre les différents exécutants. Les employés de Frambois ont ainsi sincèrement l’impression d’être du côté des gentils et non des bourreaux, par effet de comparaison de leur fonction à celle, ouvertement brutale, des policiers en charge des expulsions. Ils sont les prisonniers sur le plan idéologique de ce système, dont ils ne saisissent qu’un morceau quand les sans-papiers eux voient le tableau dans son intégralité – et donc ne se bercent d’aucune illusion sur le statut de leurs « encadrants ». On a plus d’une fois envie de secouer, de baffer ces geôliers leurrés et contents de l’être, afin de faire éclater la bulle de leur fantasme de bienfaisance et de proximité avec les prisonniers. Il y a un côté surréaliste à les voir araser la différence de condition, entre eux qui rentrent chaque soir chez eux auprès de leur famille, libres, sans jamais risquer le moindre accroc, et les expulsés qui après des années ou même des décennies passées là, pour la plupart sans causer de problèmes, sont enfermés pendant des mois sans procès ni condamnation, séparés de leur famille, et finalement réexpédiés comme de vulgaires colis vers des lieux qui leur sont étrangers voire hostiles. Il y a, en sus, quelque chose d’accablant – de révoltant – à voir ces gardiens faire cela en croyant bien agir, en pensant que faire preuve d’affabilité dans l’exécution d’ordres abjects changerait quoi que ce soit à l’affaire, et en étant assez endoctrinés pour essayer de convaincre à leur tour les prisonniers de cette énormité. L’image que l’on peut avoir de l’espèce humaine ne sort pas rehaussée du témoignage apporté par Vol spécial.

Laisser un commentaire