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The master est tout aussi puissant et entêtant au deuxième visionnage que lors de sa découverte. Parce qu’il ne donne pas de réponses, ainsi que je l’ai écrit dans ma première critique ; et car il ne laisse pas les idées que l’on s’est faites à son encontre, pour désépaissir son mystère, prendre si facilement la main. Il me semble impossible de faire émerger une « théorie du tout » qui traiterait de tous les aspects du film de manière homogène, ordonnée. The master est beaucoup trop fluide et foisonnant pour cela, et l’immense courage de Paul Thomas Anderson doit être évalué à la mesure de son choix conscient d’insuffler cet esprit à son récit. D’un bout à l’autre il le maintient dans une zone trouble, aux règles et aux contours flous. Le film est ses protagonistes ne peuvent se défaire d’un état d’incertitude comparable à celui qui est au fondement de la physique quantique. Rien de ce qui pourrait les définir n’est en effet établi avec certitude. Au contraire tous les postulats appartiennent au domaine du possible, concernant la position dans laquelle Freddie et Dodd se trouvent, la direction qu’ils peuvent suivre.
Ce n’est pas un hasard si les scènes relatives à la mise en pratique des enseignements de la Cause sont les plus abouties, et les plus captivantes. Peu importent les doutes quant au bien-fondé et à la probité de cette doctrine, ce qui compte est qu’elle fournit un canevas solide sur lequel fixer sa vie. Au sein de la Cause, comme de tout autre mouvement collectif, le temps présent, le chemin depuis le passé et celui vers l’avenir sont bornés, simplifiés sous la forme d’exercices à exécuter, des motivations à leur existence et des conditions pour leur réussite. La Cause est en mesure de structurer le monde de la même manière qu’un scénario structure un film ordinaire. The master a l’audace de s’extraire de ce cadre afin de le considérer de dehors, et de pouvoir en même temps observer ce contre quoi il s’érige – l’imperfection constitutive de la condition humaine. Cette donnée n’est pas de notre ressort, elle nous préexiste, et notre seule marge de manœuvre face à elle s’inscrit dans la décision que l’on prend d’accepter cette faillibilité, ou au contraire de s’engager dans une lutte sans fin contre elle.
Freddie et Dodd adoptent respectivement l’une et l’autre de ces attitudes, en réaction à la place compliquée qui leur a été assignée dans le monde. Chacun d’entre eux possède un don inné, et fabuleux dans son absence de limites. Freddie peut concocter des alcools renversants à partir de n’importe quoi ; Dodd fait la même chose avec les mots, à partir desquels il peut inventer des histoires extraordinaires, qui captivent et enivrent. Le souci pour ces deux êtres est que leur difficulté à répondre conformément à l’intérêt qu’ils suscitent est aussi grande que leur talent. Ils sont pris entre une force qui les pousse au centre de l’attention, et une autre qui contrarie leur interaction avec autrui. Leur don singulier devient une charge en public ; un mur invisible les empêchera toujours de le faire fructifier autant qu’ils y aspirent, et qu’ils devraient pouvoir l’espérer en pure théorie. Cette amertume rapproche Freddie et Dodd, car elle est bien plus fondamentale que tout ce qui les distingue en surface. Ils se comprennent parfaitement, comme personne d’autre ne peut le faire.
De leur choix d’emprunter des chemins opposés, l’un s’isolant dans les marges de la société et l’autre restant en son cœur pour y mener un combat acharné, naît une autre source de réflexion. J’ai déjà écrit que l’hédonisme est très présent dans The master, où sont accueillis à bras ouverts sexe, alcool, cigarettes, vitesse à moto, à travers le bien-être qu’ils procurent. La perte de cet hédonisme est une composante tout aussi importante du film. Lequel expose avec mélancolie, à travers le parcours de Dodd, comment les hommes peuvent réprimer d’eux-mêmes cette aptitude à prendre du plaisir, ainsi que la liberté de le prendre. Freddie a fait le choix inverse, qui ne va pas non plus sans sa part de renoncements – il tourne le dos à l’éventualité, pour lui aussi, de devenir un master, au sein d’une congrégation ou d’une famille. Anderson semble plus l’admirer que le stigmatiser pour cette retraite volontaire. En témoigne sa considération jamais entamée pour le mystère de Freddie, qui s’exprime en particulier dans les scènes relevant probablement, mais sans preuve formelle, de rêves – seul, peut-être, Freddie pourrait apporter une réponse à cette question.