• The company men, de John Wells (USA, 2010)

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Où ?

Au ciné-cité Bercy, où nous nous sommes repliés après l’échec cuisant subi à la cinémathèque (la séance de 2001, l’odyssée de l’espace y affichant complet)

Quand ?

Dimanche soir, à 20h30

Avec qui ?

MaFemme

Et alors ?

A quelque chose malheur est bon : la crise économique majuscule et s’inscrivant malheureusement dans la durée qui frappe les USA – et le reste du monde, bien sûr – depuis 2008 force le retour sur les écrans d’un cinéma engagé, critique. Un cinéma plus enclin à décrypter et dénoncer les rouages et les doctrines du système capitaliste sauvage qui a mené tant de pays et de vies dans le mur, plutôt qu’à en être un héraut serviable chantant ses louanges ou détournant l’attention des masses. Le cas des USA est le plus intéressant puisqu’il s’agit du pays fer de lance et du capitalisme, et du cinéma. Comme lors de la Grande Dépression des années 1930, la crise, les malheurs et les doutes associés au premier viennent irriguer le second, dans des proportions qui débordent largement du cadre de la niche du cinéma militant. La société dans son ensemble tremble, se voit remise en cause jusque dans ses fondations, et le cinéma est transformé en caisse de résonance de cette clameur. Dernièrement, des films à la forme et au ton aussi divers que The girlfriend experience, Cleveland vs. Wall Street ou The other guys en ont ainsi fait leur thème central ; de même qu’à la télévision la série Breaking bad lui accorde une place majeure, son héros répétant régulièrement le nouvel adage américain, « the economy is in the toilet ».

The company men s’inscrit ouvertement dans cette veine, en suivant ce qu’il advient de la vie de trois cadres supérieurs d’une grande entreprise fictive face à la menace d’un licenciement économique. Pour l’un, Bobby (Ben Affleck), le couperet tombe dès le début du film, les deux autres (Phil / Chris Cooper et Gene / Tommy Lee Jones) restant en sursis jusqu’à la prochaine exigence de faire monter le cours du titre en bourse ou le montant du dividende à verser aux actionnaires. Les premières minutes nous font sérieusement douter de la capacité du scénario à nous faire ressentir des sentiments tels que de l’empathie et de la sympathie envers ces derniers, tant leur way of life déborde de signes extérieurs de richesse disproportionnée. Maisons aux dimensions de palais, mobilier hors de prix, voitures de luxe, abonnements au golf… rien ne manque au catalogue. Pourtant, 90 minutes plus tard nous sommes convaincus de leur statut de chair à canon broyée par le système, plus que de rouages complices. La qualité de l’écriture et la solidité de l’interprétation sont à complimenter pour ce travail de renversement – qui repose tout de même sur une vérité de fond sans laquelle rien ne serait en mesure de nous persuader.

Bobby et ses congénères sont bel et bien des victimes, et la fuite en avant incontrôlable du capitalisme doit justement être mesurée à l’aune de l’absurdité de cette affirmation. L’économie « réelle » est devenue tellement inféodée aux caprices voraces des marchés financiers qu’utiliser le menu fretin comme variable d’ajustement ne suffit plus. Il faut désormais sabrer tout autant dans les strates supérieures, voire faire tomber des pans entiers d’entreprises, au point que dans chacune de ces dernières le nombre de personnes pouvant se considérer à l’abri en cas de coup dur (dont le personnage de Gene fait partie) se compte sur les doigts d’une main. Le vieux sketch des Guignols dans lequel les dirigeants de la World Company se licencient à tour de rôle jusqu’à ce que l’effectif de la société toute entière se réduise à une unique personne est en train d’être rattrapé par la réalité. L’écrasante majorité des employés sont devenus des précaires, différenciés entre eux uniquement par l’étendue de la ligne de crédit qui leur est accordée. Tout ce que Bobby et Phil exhibent aux yeux du monde ne leur appartient pas ; ils en ont la jouissance aussi longtemps qu’ils acquittent les traites des emprunts. Ils ont des voitures de fonction mais aussi des maisons de fonction, des vacances de fonction, payent à leurs enfants des études supérieures de fonction… et tout cela s’arrête net à l’instant où le système les expulse comme des déchets soudain inutiles.

La tragédie personnelle que cela engendre est redoublée par la commotion idéologique causée par une telle trahison. Les USA sont en effet un pays qui vit, depuis soixante ans et le début de la Guerre Froide, dans l’intime conviction – entretenue intensivement – que le capitalisme est le seul et unique modèle de société viable et souhaitable. Que celui-ci se retourne contre ses disciples est un cataclysme colossal, qui plonge ses victimes dans un état de stupeur, d’affliction sans équivalent. The company men enregistre cette hébétude généralisée, tenue en étau entre la prise de conscience de tout ce qui n’allait pas mais que l’on ne voyait pas (ou ne voulait pas voir), et l’incapacité à se révolter puisque ces trahis ne sont en mesure de penser et d’appliquer ni les moyens ni mêmes les fins d’une révolte. Il n’y a pas l’ombre d’une grève, d’une manifestation, d’une ambition de faire les choses autrement, à contre-pied du dogme du capitalisme tout-puissant. Les gens sont K.O. debout. Ce contexte spécifiquement américain conduit naturellement le réalisateur et scénariste John Wells vers un traitement de type plus européen : sans récit rectiligne, sans progression constante et assurée, sans intrigues sentimentales d’appoint, sans glorification de l’individu… mais qui tient la chronique quotidienne et intime, ne servant aucun autre but qu’elle-même, de l’introspection, des échecs, des relations établies entre les individus, des murs contre lesquels on bute. Le tout forme un superbe portrait de groupe, façonné par des dialogues éclatants de sobriété (dans les relations de couple autant que professionnelles, Wells excelle dans l’art de faire passer son message en usant d’un minimum de mots) et sublimé par des acteurs qui se mettent au diapason du matériau de choix qui leur est servi. Le couple Ben Affleck / Rosemarie DeWitt est d’une grande justesse, et pourtant il se fait quelque peu éclipser par les performances des trois « vétérans » – Cooper, Jones et Kevin Costner – dans des rôles en rupture avec l’image habituelle de chacun d’entre eux.

Ces qualités centrales de The company men, écriture ciselée et casting inspiré, ont certainement à voir avec le premier métier de Wells, dans les séries TV – et pas n’importe lesquelles, de Urgences et A la Maison Blanche à Southland en ce moment même. Le seul point d’achoppement notable, à savoir la mise en scène transparente (à un ou deux plans bien sentis près), aussi… On déplorera aussi la conclusion, dernier wagon rattaché à la va-vite et d’un optimisme peu probant, quand bien même il marche sur des œufs. L’identité américaine du film reprend alors le dessus… et ce n’est finalement que logique.

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