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- Shokuzai, de Kyoshi Kurosawa (Japon, 2012)
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Au MK2 Beaubourg
Quand ?
Lundi soir, à 21h30 pour la première partie et vendredi soir, à 21h pour la seconde
Avec qui ?
MaBinôme
Et alors ?
En japonais, « Shokuzai » signifie Pénitence. Le terme ne s’applique pas à Kyoshi Kurosawa, bien qu’il ait dû se résoudre, faute de moyens pour ses projets propres, à accepter la commande d’une mini-série en cinq épisodes par une chaîne de télévision. L’œuvre qu’il a conçue à cette occasion est bien à sa place dans les salles françaises, où elle est montrée en deux parties très joliment nommées – Celles qui voulaient se souvenir et Celles qui voulaient oublier. Avec Shokuzai Kurosawa ne cède rien sur le terrain des ambitions cinématographiques, de mise en scène comme d’ampleur tragique. Au contraire, il met à profit les armatures de la structure narrative d’une série pour décupler l’intensité de sa création. La durée fleuve (4h30 au total) offre la chance de s’attarder longuement sur chaque personnage, de les rendre tous principaux sans en laisser de secondaire ; le découpage en épisodes ouvre la voie à la constitution d’un système raffiné de liens et de résonances entre des histoires indépendantes les unes des autres au premier degré de lecture. Ces deux atouts, en complément d’une grande maîtrise formelle, font de Shokuzai l’une des réalisations les plus abouties de Kurosawa, depuis le choc de la découverte de Cure (il y a plus de dix ans de cela).
La pénitence du titre est celle infligée par la mère d’Emili, une petite fille tuée dans l’enceinte de son école, à ses quatre camarades de classe présentes le jour du drame. Aux yeux de la mère, elles ont une dette envers elle pour n’avoir été d’aucune aide pour l’enquête (le visage du meurtrier s’est effacé de leur esprit) et, on s’en doute, pour être encore en vie au contraire d’Emili. Ces éléments de base du récit que sont la perte de mémoire des héroïnes, leur pénitence aux airs de malédiction, inscrivent Shokuzai dans la lignée des contes surnaturels. Plus précisément des histoires de fantômes, entités auxquelles tout dans la série se rattache sans que leur présence ne devienne jamais tranchée. Les personnages ont l’allure de spectres, tandis que les véritables fantômes – d’Emili, de leurs vies d’antan – sont dans leurs têtes. L’empire de ces derniers s’étend comme une maladie (obsession récurrente chez Kurosawa) qui ronge la vitalité de ses hôtes humains, puis du monde tout entier autour d’eux. Le Japon de Shokuzai est figé dans un état de panique transie face à cet autre monde, invisible et ayant tout envahi. Comme s’ils étaient dans un film de guerre, habitants d’un pays sous le joug d’un occupant ennemi, tous les personnages pensent que tous les gestes qu’ils pourraient oser faire sont à même de provoquer le surgissement mécontent de ces esprits.
Chaque lieu devient porteur d’une menace sourde, qu’il soit naturel (l’eau) ou créé par l’homme – un appartement, un restaurant, une école. Le drame à l’origine de l’histoire a gangrené même ces endroits que l’on croyait préservés, et la mise en scène de Kurosawa se charge de porter ce message de terreur séquence après séquence. C’est particulièrement sensible dans les épisodes consacrés aux femmes qui se souviennent (les deux de la première partie et, à son corps défendant, la mère d’Emili dans l’épilogue), car elles sont de fait d’autant plus perméables à l’influence des fantômes du passé. Ces segments sont ceux d’où se dégage la plus grande force, le plus souvent à l’occasion d’une scène où éclate violemment la souffrance accumulée en silence : l’humiliation d’une épouse au foyer, l’intrusion d’un déséquilibré qui menace la vie des élèves d’une institutrice, et puis cet extraordinaire flashback centré sur un coffre-fort ayant renfermé l’explication du mystère. Les deux autres chapitres sont loin de démériter ; bien que moins ouverts à l’étrange et plus simples dans leur déroulement, ils nous troublent par la personnalité de leurs héroïnes, ambivalentes et donc captivantes. Ainsi le parcours féroce de la quatrième des filles, seule à refuser la malédiction autant que toute autre forme d’ingérence extérieure dans sa vie, ouvre une brèche inattendue et délectable dans la progression de Shokuzai. Le format du feuilleton autorise à lui accorder le développement qu’elle mérite, au lieu de n’en faire qu’une pastille à la portée limitée.
La résolution de l’intrigue souffre de certaines longueurs – c’est le seul moment où l’on sent réellement les contraintes de la commande télévisuelle. Mais ce souci reste cantonné dans les marges de l’œuvre, dont Kurosawa a la parfaite maîtrise du cœur dramatique jusqu’à la dernière image. Lorsque survient en fin de parcours la thématique de la vengeance personnelle, toujours délicate à traiter, Kurosawa l’adresse avec beaucoup de doigté. Il garde toujours bien présents à l’écran les dommages causés par ce remède trompeur, qui ne fait souvent qu’empirer le mal. Shokuzai s’achève sur cet aspect dérangeant des choses : une dernière phrase, une ultime note de musique et un décor envahi par la brume laissent le personnage seul au monde, livré à ses démons. Conclusion d’autant plus forte et déchirante qu’elle est abrupte, à contrepied du temps long pris jusque-là par l’œuvre.