• Only God forgives, de Nicolas Winding Refn (Danemark-Thaïlande-France, 2013)

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Au Max Linder Panorama

Quand ?

Dimanche il y a deux semaines, à 16h

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MaBinôme

Et alors ?

La carrière de Nicolas Winding Refn est un invraisemblable tour de montagnes russes. Étoile montante de la série B à 26 ans avec Pusher, puis ruiné à 33 ans suite au fiasco de son premier essai américain Fear X ; parti pour s’enferrer dans un jusqu’au-boutisme auteurisant exagérément pompeux avec Bronson et Le guerrier silencieux, mais accédant soudain au statut de réalisateur culte auprès du grand public grâce au succès de Drive. Après celui-ci, qui était son premier film de commande, toutes les portes lui étaient ouvertes. Têtu, orgueilleux et insoumis, il a choisi de retenter l’expérience limite de Fear X, à peu de choses près et avec une bravade supplémentaire. Porté par son nom et celui de Ryan Gosling, à nouveau de l’aventure, Only God forgives bénéficie en effet d’une exposition et d’une diffusion démesurées au regard de sa démence et de ses outrances. Ce caractère pirate du film gonfle la sympathie que j’éprouve à son égard, sympathie qui nait de la folle vision proposée par Refn.

Only God forgives donne pourtant l’illusion de démarrer à l’image de Drive, avec une première scène suivant un homme au travail, quasiment sans paroles et avec la présence à l’écran de Gosling. Celui-ci incarne cette fois un américain, Julian, émigré à Bangkok où il joue les entraîneurs de boxe thaï. Mais très vite la situation lui échappe et nous échappe. Billy, le frère aîné de Julian, viole et tue une prostituée mineure dans un accès de sauvagerie qu’il avait annoncé par des paroles prémonitoires – « Time to meet the devil ». La chaîne dévastatrice de représailles et châtiments que cet acte déclenche est la colonne vertébrale du film, mais pas du film que l’on pensait voir. La Thaïlande fantasmée par Refn n’a rien de réel, c’est un « pocket universe » (pour emprunter l’expression de Walter Bishop dans Fringe) à l’écart du nôtre, réduit à une poignée de lieux et d’individus, et régi par des règles propres, dissonantes de celles que nous connaissons et suivons.

Cette mutation hallucinogène d’un lieu véritable en un espace de fantasme relie Only God forgives au travail de Gaspar Noé, sur Paris (Irréversible) et Tokyo (Enter the void). La correspondance se retrouve dans la forme des œuvres, où se développent des motifs similaires – prédominance des couleurs primaires, montage morcelé qui brouille les démarcations temporelles et escamote les déplacements spatiaux. En plein rêve, ou plutôt cauchemar, les personnages ont des vies non plus continues mais faites de bribes, de la même manière que les couleurs paraissent ne plus s’amalgamer et restent isolées les unes des autres. Et la scission entre leur univers et le nôtre est si profonde qu’elle disloque jusqu’aux principes moraux. Le geste de Billy, à nos yeux atroce au-delà de toute limite, est considéré par sa mère Crystal (Kristin Scott-Thomas, prodigieuse en reine-mère castratrice ou incestueuse selon ce que lui inspirent ses enfants) comme potentiellement justifiable. En face, le chef de la police qui prend en charge l’affaire, Chang, concentre tous les pires traits du flic se plaçant au-dessus des lois – il torture pour soutirer des informations, rend lui-même la justice sous sa forme la plus expéditive et brutale, avec son sabre.

Billy, Crystal, Chang affichent ouvertement leurs vices et infamies ; loin d’être vilipendés ils dirigent le monde grâce à cela, et s’assurent le respect et l’obéissance de leur entourage. Quant à Julian, seul à tenter de tracer sa propre voie hors de cet assujettissement, il va en payer le prix fort. Toujours à contretemps par rapport à la marche forcée des événements, laminé par les tyrans autour de lui, hanté par la mémoire de crimes antérieurs et par des visions prémonitoires, son histoire est celle d’un effacement de plus en plus marqué, à rebours du cheminement naturel d’un héros. Les séquences les plus conséquentes se passent sans lui, et ce qui devrait être son climax est sabré en amont comme en aval, et réduit à une minimaliste poignée de plans. Ainsi le destin de Julian, cet être en définitive inapte à vivre dans cet univers, est rendu anecdotique, moins important même que le karaoké qui conclut le film à sa place avec une ironie ravageuse.

Le Mal est donc souverain, il gouverne sans contestation par le biais des pulsions qui sont normalement réfrénées par les humains et tapies au plus profond. Cela peut faire dire que Only God forgives est vu « depuis l’œil du Diable », comme on l’a formulé dans Kaboom ; le Diable partout et un Dieu qui brille par son absence (sentiment d’abandon renforcé par la prière désabusée du titre), l’interprétation tient la route. Ce qui est sûr est que le film est la projection déchaînée des visions d’un esprit détraqué sur un écran. Sont touchés le fond des choses, comme leur plastique tant Refn déploie une esthétisation de la mort et de la violence véritablement extraordinaire. Chaque scène d’assassinat, chaque cadavre qui en résulte est magnifié par le travail de cadrage, de découpage, d’éclairage. Ce sont autant de tableaux composés avec soin et conçus avec talent, qui évincent toute notion de dégoût, de provocation, d’outrance, et accèdent à un état qu’il convient d’appeler, malgré le thème traité, la beauté. Refn se fait le peintre loyal du monde malade qu’il a imaginé, et il signe ainsi son film le plus beau, intense et habité.

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