• Noé, de Darren Aronofsky (USA, 2014)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Dimanche soir, à 22h30

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Dans le genre projet casse-gueule (voire complètement idiot), l’adaptation de l’histoire de Noé sur un écran de cinéma se hisse tout en haut de la liste. Pour ne rien arranger Darren Aronofsky a déjà tenté par le passé un coup de folie similaire, The fountain, qui reste à ce jour comme la seule tache dans sa filmographie – mais une tache très vilaine et très grasse. Au moment de commettre cet écart le cinéaste s’était hissé au firmament avec deux films indépendants (Pi et Requiem for a dream) ; une situation qu’il est parvenu à reconstruire après The fountain, à nouveau grâce à des petits projets (The wrestler et Black swan), et qu’il remet donc encore une fois entièrement en jeu sur un seul long-métrage. Cette logique kamikaze du pari à quitte ou double pénètre Noé, et en devient le fil conducteur. Le film est une succession de prises de risques totales, chacune en mesure d’emporter l’œuvre par le fond, avec comme seule chance d’y échapper la perspective que le talent de l’artiste soit à la hauteur de son orgueil. C’est heureusement le cas d’Aronofsky ici, comme dans tous ses précédents films (sauf un).

J’écrivais à l’occasion de Black swan que son réalisateur appartient au « cercle très fermé des cinéastes capables de sublimer le grand-guignol tragique et d’en tirer une expérience intense, viscérale » – la chose reste vraie dans Noé. Dans ce même texte, j’évoquais l’existence de « deux Aronofsky, celui qui raconte des histoires de personnages tentant de survivre et celui qui s’attache à des individus occupés à traquer l’absolu ». Noé réalise la fusion des deux de manière évidente, et sidérante. Le film se nourrit de la friction entre ces aspirations divergentes, avec la même ardeur qu’en ce qui concerne tous les autres incidents et impasses sur son chemin. On perçoit chez Aronofsky l’emballement de s’être lancé dans une entreprise où chaque scène représente un défi immense, et dans le même temps la sagesse de savoir très bien comment s’y prendre pour la mener à bien. Sa stratégie ressemble à une contradiction de plus, mais ce n’est là qu’une apparence : ne pas jouer au plus malin avec l’histoire qu’il raconte, mais se montrer plus malin que tous ceux qui l’attendent au tournant, prêts à dégainer leurs opinions, récupérations et dénigrements tranchés avant même d’avoir vu le film.

À la base de la grande valeur de Noé, on trouve la parfaite compréhension par son auteur du fonctionnement narratif du récit qui lui sert de référence. L’Ancien Testament a un « scénariste » tout-puissant, Dieu, qui s’autorise tous les renversements et coups de force – par exemple, inonder la planète entière et ne laisser survivre qu’un couple par espèce. Aronofsky a l’intelligence de laisser survenir ces deus ex machina naturellement présents dans Noé. Ainsi, à l’instar de son héros accomplissant la volonté divine sans la questionner, il ne dilapide pas son temps et son énergie à lutter contre le cours des choses, ou encore à le justifier inutilement ; il les préserve intacts pour tirer le meilleur de chaque nouvelle situation qui lui est commandée, et soutenir en permanence notre sidération. À l’exception de ses prologue et épilogue, moins convaincants (mais peut-être était-ce inévitable, étant donné que ces moments servent de transition entre deux mondes sans rapport, le nôtre et celui du film), Noé est une succession prodigieuse de séquences et de visions extraordinaires. Des géants de pierre aux plans tournés en silhouettes, des cauchemars aux scènes d’arrivées des animaux, Aronofsky multiplie les idées de cinéma rappelant la puissance picturale sans limites de cet art, et ses attaches innées avec ce qui relève de la magie, du surnaturel.

Il se montre tout aussi juste dans son traitement des personnages, et de la profondeur de l’ambiguïté psychologique que creusent leurs agissements et prises de position. Face à Noé, droit dans ses bottes dans son application à la lettre du plan de table venu d’en haut (pas d’humains à bord, ainsi l’espèce fautive d’avoir ravagé la Terre s’éteindra avec ses fils sans descendance), se dresse Tubal-Caïn, roi des hommes et à ce titre faisant tout ce qui est en son pouvoir pour permettre la survie de son peuple et de sa lignée. L’opposition entre ces deux figures est l’occasion pour Aronofsky de faire une nouvelle fois étalage de l’une de ses plus grandes ressources, sa gestion de notre rapport aux personnages qu’il nous fait côtoyer. Ne prenant pas parti, et ainsi ne s’interposant pas entre nous et eux, le réalisateur nous rend seuls juges de l’attraction ou de la répulsion que l’on peut ressentir. Chose rarissime dans un projet de cette carrure, il laisse nos sentiments fluctuer, dériver, notre allégeance aller vers un protagoniste puis l’autre ; avant de nous livrer sans défense ni appui à un dernier acte en huis-clos, rendu terrifiant parce qu’il n’est plus rempli que de fous malfaisants et de victimes sacrificielles. Les héros, le bien sont toujours les premiers à disparaître du tableau chez Aronofsky.

La neutralité du cinéaste et son ingéniosité sont ses meilleures armes pour maintenir son film à bonne distance des pentes outrancières. Il n’est ni pour, ni contre la religion (comme dit plus haut, il travaille la légende de Noé sous le seul angle du cinéma, en fait un pur matériau de fiction) mais il rejette les extrémismes, et pour cela s’amuse à les prendre à revers. Le plus bel exemple en est l’intégration au récit du mythe « La Genèse garantie en six jours » : ce dernier est mis dans la bouche d’un Noé alors devenu délirant, amené au dernier stade de l’intégrisme par son péché d’orgueil plus gros que son embarcation, qui convoque cette histoire pour tenter de soutenir sa décision de massacrer des nouveau-nés – en bref, un personnage que l’on ne veut plus suivre, et encore moins prendre comme modèle. On peut également citer, dans un registre plus habile encore, la manière dont Aronofsky utilise pour sa part l’histoire de Noé. À ce jour, la frange radicale des croyants est plutôt connue pour être climato-sceptique ; or le réalisateur leur soustrait un prophète, et fait de son aventure le support à un propos écologiste tout à fait pertinent, qui ne fait pas de quartier et résonne très fortement avec l’état d’urgence actuel (un dialogue parmi d’autres : « Cette destruction peut-elle être évitée ? » « Non. »). Rien ne nous dit que Noé se déroule dans le lointain passé mythologique où on l’imagine enraciné. Après tout certaines de ses images semblent plutôt nous venir d’un futur post-apocalyptique, façon Fallout ou La route.

http://www.cine-partout-toutletemps.fr/articles/black-swan-de-darren-aronofsky-usa-2010-1180#hide

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