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Au cinéma des cinéastes, dans la grande salle (pleine)
Quand ?
Dimanche, à 19h
Avec qui ?
MonFrère
Et alors ?
Le 5 octobre 1988, le Chili fut le théâtre d’un événement rarissime : un régime despotique se trouva chassé en un instant, sans violence, par le résultat d’un vote populaire. Pour se faire bien voir de la communauté internationale, en donnant à sa dictature un vernis de légitimité, le général Pinochet avait organisé en ce jour un « plébiscite » au suffrage universel dont la question était « Voulez-vous me maintenir au pouvoir huit ans de plus : oui ou non, Si o No ». Cerise sur le gâteau démocratique, le camp du No se vit offrir un mois durant quinze minutes d’antenne à la télévision, dans un souci d’équité avec le quart d’heure de campagne officielle du camp du Si – le reste des programmes de la chaîne de télévision nationale, acquis à la cause de la propagande officielle, fut malencontreusement omis dans le décompte. Trop confiants et trop avides de la reconnaissance du monde extérieur, Pinochet et son gouvernement laissèrent leurs opposants faire leur campagne (presque) librement, et oublièrent d’assurer leurs arrières via la mise en place d’un système de trucage suffisamment massif des résultats. Lesquels donnèrent lieu à un raz-de-marée, avec plus de 57% en faveur du No.
Le catalyseur de cette divine surprise fut… la publicité. Ce mauvais génie moderne se retrouva mis au service de la cause démocratique, plus par effraction que par conviction. Alter ego fictionnel des protagonistes de la véritable histoire, René (Gael Garcia Bernal) parvient à imposer aux tenants du No son option, de vendre au public ce choix de vote exactement de la même manière qu’on le voit vendre un soda dans la première scène du film. Soit en reléguant le produit en arrière-plan, derrière le voile de concepts et de symboles positifs inattaquables qu’on lui accole. C’est la joie sous toutes ses formes qui est convoquée par René (comme elle l’a été récemment par un constructeur allemand de voitures) : joie des lendemains qui chantent, des couleurs vives, des journées ensoleillées, des rires et de la danse, etc. Au bout du compte, il s’avère que ce fourre-tout sucré et la campagne du oui sont porteurs de promesses en tous points similaires pour les chiliens, à deux détails près – les spots du No les présentent de façon plus attractive, et détachée de la figure tutélaire de Pinochet.
L’idée est à double tranchant, à la fois brillante car engendrant une campagne positive, et perverse car escamotant un discours d’opposition nette au pouvoir en place. Le remplacement du politique par la communication va permettre de gagner le scrutin, mais sans que le cours des événements soit fondamentalement corrigé. Bien sûr, le pire sera aboli : plus d’État militaire, d’exécutions, de tortures, d’enlèvements ; et le retour à des élections libres, la liberté d’expression, le pluralisme dans les médias. Mais Pinochet ne sera jamais jugé pour ses crimes, ni aucun de ses sous-fifres, et le modèle économique très inégalitaire qu’il a mis en place, avec la captation de la richesse entre les mains d’une poignée d’oligarques, est toujours en vigueur. La victoire officielle immédiate s’est accompagnée d’une perte morale. L’amertume de ce constat, le réalisateur Pablo Larrain l’a bien en tête ; cependant elle transparait plus dans ses interviews données en marge du film (celle dans les Cahiers du cinéma est particulièrement rageuse[1]) que dans le film en lui-même.
C’est forcément un peu frustrant, car cela laisse un goût d’inachevé à un beau projet. Quelques scènes fugitives, en ouverture et en clôture du récit, pointent dans cette direction plus acide et ambiguë ; mais l’essentiel du temps, le sentiment qui prédomine est que Larrain s’impose à lui-même de ne pas égratigner la belle histoire qu’il raconte. Une fois les forces en présence et les enjeux fixés, son film avance jusqu’au dénouement tel un fleuve assez tranquille, bercé par le mouvement de va-et-vient entre les émissions du Si et du No, et à peine secoué par les vagues tentatives d’intimidation nocturne visant René et ses collaborateurs. Nullement déplaisant, mais pas électrisant non plus, No semble avoir été condamné à ce « ni-ni » par l’incapacité de son auteur à résoudre son tiraillement intérieur quant à la valeur du référendum de 1988 et de ses conséquences. Faute de point de vue tranché, la ligne convenue et sans surprises du « film relatant des faits réels » l’emporte. Reste tout de même une superbe idée plastique qui tire No vers le haut, le recours à une caméra contemporaine des événements. Ainsi la fiction s’amalgame visuellement avec les nombreuses images d’archives, dont elle partage le format 4/3, le grain appuyé, la sensibilité extrême aux variations de lumière. C’est novateur, excitant, et tout à fait opérant. Beaucoup d’audace dans le contenant, et pas assez dans le contenu, font du film l’équivalent d’une des (bonnes) publicités en faveur du No qu’il nous présente.
[1] Morceaux choisis : « Le retour de la démocratie et de la gauche au pouvoir n’a pas fait que conserver le modèle de Pinochet, il l’a rendu plus fort […] Nous avons gardé la Constitution de Pinochet et son modèle économique, l’égalité est restée une abstraction […] C’est comme vivre dans un centre commercial, tout se vend et tout s’achète »