• Michael Kohlhaas, de Arnaud Des Pallières (France, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, dans l’une des trois grandes salles

Quand ?

Le mercredi de la sortie, à 22h30

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Michael Kohlhaas est tout entier à l’image de son protagoniste : indéfectiblement libre, intransigeant sur les principes qui le guident, irréductible au rangement des êtres et des œuvres d’art dans des cases bien définies et cloisonnées. Le film et son héros vivent (et meurent) dans l’action, l’initiative, le strict respect de leurs convictions, plutôt que dans la réaction au regard et aux attentes des autres. Ainsi ils traversent une foule d’états, et entament des dialogues avec nombre d’interlocuteurs ; ils ouvrent des portes, mais ne s’immobilisent nulle part. Michael Kohlhaas est un récit individuel, en cela qu’il suit la route d’une individualité singulière, et qu’il trace lui-même sa propre route à l’écart des genres (film en costumes, film de guerre) et des regroupements – œuvre à thème, à message pour le temps présent. Son réalisateur Arnaud Des Pallières ne rend de comptes qu’au cinéma sous sa forme la plus pure, et en aucun cas à l’une ou l’autre de ses sous-familles. Cela est évident dès la première séquence, faite de presque rien – une poignée d’éléments de décor, de figures l’occupant, de mots échangés (une « princesse », un « jeune baron » remplaçant « le vieux, qui est mort – dommage ») –, espace vacant que la mise en scène va se charger seule, avec maestria, de remplir par un conflit aussi soudain que tranchant.

Un homme, le jeune baron, prescrit à un autre, Michael Kohlhaas, un droit de péage indu et arbitraire. C’est moins le fait en soi-même qui importe, que les desseins personnels et les conceptions de la société des hommes qui lui ont donné naissance. Sans gêne, le baron jouit de sa position et pratique l’abus de pouvoir. Plus ce dernier croît et plus c’est également, fatalement, le cas de l’injustice endurée par Kohlhaas, qui refuse de plier la première fois et n’en démordra pas par la suite. Question de principes. Dans sa première phase, quand Kohlhaas s’obstine à vouloir faire appliquer en pratique les règles théoriques de l’état de droit, et qu’il reçoit pour toute réponse une répression féroce, cette escalade de la terreur évoque les destins d’hommes d’affaires contemporains persécutés par les régimes autocratiques (en Russie ou ailleurs), car leurs aspirations légitimes dérangent. Une fois que Kohlhaas, acculé à cette ultime solution, se décide à prendre les armes, et qu’à sa bataille personnelle vient alors se greffer une armée populaire mue par ses propres velléités de révolte, c’est à une autre actualité que le film fait soudain écho : celle des tentatives de révolutions dans les pays arabes, agrégats de frustrations et de rages multiples, mouvements de masse avançant par soi-même, plus que par la volonté d’un meneur.

Michael Kohlhaas l’homme, et avec lui Michael Kohlhaas le film, est conscient de cette vérité : que l’on n’a de réelle maîtrise que sur ses actes individuels. L’homme se comporte en conséquence en toutes circonstances, acceptant sans broncher ce qui vient de l’extérieur, ne déviant jamais de ses convictions dès qu’une décision ou une action est requise de sa part. Le film lui emboîte le pas, Des Pallières faisant de sa caméra un scanner qui scrute tout ce qui passe devant son œil, afin d’en exposer la nature profonde sans un regard pour leur surface extérieure ou le battage occasionné. La marque la plus exemplaire de cette radicalité est donnée par une scène d’assaut, des cavaliers de Kohlhaas contre un convoi ennemi sur les hauteurs sauvages des monts des Cévennes. Des Pallières la filme exclusivement en plan très large, correspondant au point de vue du « général » Kohlhaas surplombant l’action de loin ; le son de la séquence est tout aussi tranché, le rugissement du vent battant les collines couvrant tout autre bruit. Le cinéaste nous prive du ressenti organique (plans serrés des combats au corps-à-corps, éclats sonores des coups, des blessures, des agonies) de la bataille, et ne laisse à notre disposition que la perception d’ensemble, à froid, de celle-ci – les raisons et la déraison qu’il y a à envoyer des hommes en tuer d’autres.

La caméra à rayons X de Des Pallières impressionne particulièrement lorsqu’elle se fixe sur les visages et les corps. Par sa manière de les observer, et en se passant de tout besoin de commentaire ou explication, il suscite quantité d’émotions (quelques plans sur les chevaux maltraités suffisent à nous imprégner de leur douleur) et d’affirmations (l’évidence du rapport de supériorité entre la princesse, Kohlhaas, et les autres, lorsque les deux premiers se rencontrent enfin). Michael Kohlhaas tire une intensité superbe des seules forces du cinéma, et limite son recours aux autres formes d’art. Sa narration est perforée d’ellipses, qui tranchent avec aplomb dans tout ce qui n’est pas instamment nécessaire à la progression des idées de fond. La musique n’intervient qu’avec parcimonie – la première fois au tiers du film, pour ponctuer la coupure dans la manière d’agir du héros. Enfin l’interaction verbale entre les personnages, et entre les interprètes qui les incarnent, est un moteur auxiliaire du long-métrage ; chose qui dessert ces scènes de dialogues, car il est clair que celles-ci tiennent plus de la parenthèse que du moment-clé.

La cause en est que rien ni personne ne peut faire dévier Michael Kohlhaas de sa voie, de ses certitudes. D’où le défilé un peu vain de seconds rôles, que l’homme et le film croisent en chemin sans chercher en aucune façon à les garder à leurs côtés. Michael Kohlhaas n’a besoin que de ses alter egos rugueux Michael Kohlhaas le personnage, Mads Mikkelsen l’acteur, et le décor aride des Cévennes. Tous dégagent le même magnétisme minéral, agressif et dur à déchiffrer au premier abord, puis d’une grande richesse une fois cette barrière franchie. Le film n’a de cesse d’aller vers la complexité de l’existence, du monde, des êtres, plutôt que de s’évertuer, comme tant d’autres, à simplifier à outrance les problèmes afin de les rendre abordables sans peine. Et au terme du parcours de Kohlhaas, il apparaît que l’exigence morale de ce dernier l’aura conduit à gagner et perdre, trahir et être fidèle, tout à la fois ; à ne pas pouvoir affirmer quels sont l’enseignement, la portée de son aventure. Une dernière fois dans le film (la plus belle, assurément) c’est à un visage, un regard, que revient le soin de nous communiquer ce trouble, cette incertitude fondamentalement inhérente à l’humanité.

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