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- Le documentaire et le documenteur : Tahrir (de Stefano Savona) et Félins (de Keith Scholey & Alastair Fothergill)
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Au ciné-cité les Halles, dans une petite salle et en VF pour Félins ; à l’Orient-Express pour Tahrir
Quand ?
Mercredi soir, à 22h30 et lundi soir, à 20h30
Avec qui ?
Seul, et avec MaBinôme
Et alors ?
Parfois, les banalités font office de vérité, et s’incarnent telles quelles, inaltérées, sous la forme d’œuvres artistiques. C’est le cas avec les deux documentaires aux antipodes l’un de l’autre que sont Tahrir et Félins : le premier est une réalisation indépendante, autodidacte, consacrée à un sujet noble (la révolution égyptienne vécue dans l’œil du cyclone) ; le second une entreprise industrielle financée par les moyens immenses de Disney, calibrée selon un modèle strict, celui du film animalier. Et bien figurez-vous que le premier est excellent et le second détestable. Aucune surprise, aucun panachage à apporter à cet avis tranché.
L’appellation de documentaire est dans le cas de Félins un mensonge éhonté. C’est un produit tellement manipulé en amont (par la rédaction précise du script à suivre) et en aval (par le montage des images enregistrées) du tournage, que la réalité effective de celui-ci est au final aussi broyée que dans les émissions de téléréalité dernier cri. Dans Félins, les animaux sont les pions d’une histoire qui ne les concerne absolument pas, et dont la finalité est de noyer le spectateur sous un flot ininterrompu de valeurs réac et néolibérales. Les hommes sont faits pour diriger, et les femmes pour avoir des enfants et s’en occuper. Seuls les membres de la classe dominante (ici les félins) ont droit à une identité – un nom, une personnalité – tandis que les êtres inférieurs, zèbres, gazelles, etc., constituent une masse indistincte de ressources (ici la nourriture) disponible pour être exploitée par les puissants à leur guise. Et ainsi de suite… On patauge en plein délire cauchemardesque, mi-fable aseptisée (les principaux soucis des lions sont les orages et les luttes de pouvoir intestines, sans la moindre évocation de la pression exercée par les hommes sur leur écosystème, qui tend à en faire une espèce en danger de disparition) et mi-exercice de storytelling construit autour d’une poignée de mots-clés, répétés inlassablement afin de nous les vriller dans le crâne. « Courage » est évidemment le grand vainqueur, étant donné que dans la doctrine dont Félins est un des loyaux prosélytes faire preuve de ce fameux courage est le gage suprême de qualité, et une garantie de succès[1].
La voix-off, d’une omniprésence proportionnelle à la pauvreté de son texte, est le surveillant visible (bon, ok, audible) de cette prison de la pensée. Mais un autre élément de Félins nous maintient captifs, de manière insidieuse – la perfection des images présentées devant nos yeux. Perfection technique (la définition, le degré de détail, la netteté même au loin dans la profondeur de champ sont spectaculaires) qui n’est que la conséquence directe du budget confortable du film et qui n’a rien à voir avec une quelconque beauté. Les plans véritablement beaux, par leur composition, leur esthétique se comptent sur les doigts d’une main. L’essentiel du temps, Félins se limite à des cadrages soit de très près, soit de très loin. Logique : ce sont les plus à même de s’intégrer sans mal au montage surdécoupé qui est nécessaire pour suivre le script prévu. Sans le moindre dessein artistique, la perfection visuelle du film sert à nous impressionner, nous abasourdir, et via ce choc neutraliser notre sens critique. Elle nous tyrannise, et ouvre grand la voie aux âneries débitées à la chaîne par son fidèle comparse, la voix-off.
Tahrir adopte une position à l’exact opposé – en parfait accord avec sa qualité de film témoignant du renversement d’un tyran par une révolution initiée par son peuple. Le réalisateur Stefano Savona est arrivé place Tahrir, au Caire, une poignée de jours après les premiers rassemblements populaires qui s’y sont organisés. Il n’en est reparti qu’une fois la chute de Moubarak actée. Durant ces quelques semaines il a filmé avec son unique caméra, enregistrant les événements se déroulant sur la place ainsi que ses rencontres au hasard avec des révolutionnaires qu’il parvient parfois à côtoyer plusieurs jours, et d’autres fois non. Aucun récit n’a été prémédité à l’avance ou fabriqué au montage, à l’insu de ces personnes réelles. C’est d’eux-mêmes, que ces hommes et ces femmes deviennent à nos yeux des personnages romanesques, porteurs d’émotions, de vérités ; d’humanité. Il y a toujours quelque chose de presque magique à voir ce phénomène se produire, par la grâce du cinéma qui permet l’inscription dans la durée d’un lien entre ces personnes/personnages et nous.
Savona a de plus l’intelligence de ne pas pour autant faire d’eux des héros, se distinguant de la foule de tous ceux qu’il n’a pas croisés. Le cinéaste ne s’imagine pas en démiurge élevant certains individus plus haut que d’autres simplement parce qu’il les aurait touchés de son regard. Plus que les personnes qui font la révolution, son sujet est la révolution même. Entité en soi qui naît des hommes, puis les transcende, et croît au point de devenir impossible à embrasser toute entière par le regard ou même par la pensée. Savona exprime cela de manière remarquable par l’image, de deux façons. Il fait en sorte de ne jamais isoler ce (ou ceux) qu’il filme du reste de l’animation constante de la place. Ainsi, il y a toujours une myriade d’autres choses à surprendre à l’écran en marge de l’action principale, ce qui rend chaque plan de Tahrir fabuleusement vivant, exaltant, engageant. L’autre spécificité de l’image est son focus très sensible, qui occasionne des changements soudains et fréquents dans la détermination des zones nettes ou floues de l’image. Puisque ces zones sont essentiellement des visages, cela a pour conséquence de remanier en permanence l’identité des révolutionnaires apparaissant nets ou flous – attirant notre œil ou retournant à l’anonymat. De la même façon que la perfection des images de Félins prenait un tour despotique, leur imperfection et leur variation dans Tahrir épousent la cause qui est en jeu, à savoir l’égalité entre les membres du mouvement révolutionnaire, et l’énergie bouillonnante, inextinguible de celui-ci. Dans les deux cas, la technique est le prolongement de la politique.
Savona saisit la substance de cet instant particulier dans l’histoire qu’est une révolution, dans un geste superbement impressionniste, sans voix-off, sans cartons explicatifs, sans plans d’ensemble pour poser les situations ; en bref, sans cérébralisation. Il nous fait ressentir son inscription absolue dans le présent, sa spontanéité irréductible, la libération de la parole qu’elle occasionne (séquences jubilatoires de discussions émancipées et sans fin où l’on refait le monde), le brassage d’individus d’origines disparates et unis par une même aspiration, le liant inné et puissant qu’elle crée entre les personnes (la scène de la défense de la place contre les milices)… mais aussi l’indétermination quant à son issue. Savona ne fait pas l’autruche au sujet des troubles actuels de l’Égypte et des récupérations par les pouvoirs militaire et religieux ; au contraire il en montre les germes dans son film. Tahrir est un film sur la révolution, au sens le plus direct.
[1] la proposition inverse étant : tous ceux qui échouent ne le doivent qu’à un manque de courage de leur part