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- La vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche (France, 2013)
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À Cannes
Quand ?
Vendredi soir
Avec qui ?
Seul
Et alors ?
La vie d’Adèle dure trois heures, et pourtant le film passe en un souffle ; comme le fait la vie. Cette vie mentionnée dans le titre (choisi par Abdellatif Kechiche à la place du nom de la bande dessinée dont il s’est inspiré, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh) est à prendre dans sa signification la plus complète, la plus absolue. Il en va de même de l’art, autre fondement du film. Kechiche vise l’association fusionnelle des plus hautes ambitions artistiques et d’une inscription radicale dans le réel, ce qui est fou ; il y parvient, ce qui est immense. Les trois heures consacrées à une histoire et des êtres n’ayant rien de spécial, les incroyables scènes de sexe, les sauts en avant dans le temps, tout rend l’existence de l’héroïne la plus concrète, la plus vraie possible à nos yeux. Ainsi éclate avec la plus grande énergie qui soit la qualité première de l’art, son rôle auprès de l’humanité : être le miroir de nos vies, le révélateur de nos âmes. Adèle aime, jouit, souffre, pour nous montrer comment nous-mêmes nous aimons, jouissons, souffrons.
À la condition que le spectateur accepte de ressentir la passion, l’orgasme, la douleur dans leur absolue intensité, sans filtre. Le film montre, mais il faut que nous voulions bien voir ; que nous nous engagions comme lui s’engage. C’est une œuvre exigeante mais elle donne énormément en retour. C’est de l’art et non du divertissement, du cinéma et non de la télévision, une quête véritable de profondeur et non une croisière superficielle et factice. La vie d’Adèle est fabuleusement et à tous points de vue anti-télévision (comme en son temps la chanson Paranoid android de Radiohead était anti-radio). Dans ses derniers films, La graine et le mulet et Vénus noire, Kechiche s’était déjà résolument engagé dans cette voie. En attendant la suite La vie d’Adèle constitue un aboutissement de cette détermination, par son refus manifesté avec aplomb du triple carcan télévisuel – intellectuel, bienpensant, narratif.
Le film n’est raccord avec les standards sur rien. Il dure « trop » longtemps (mais c’est le temps nécessaire pour aller au fond des choses), n’intègre aucun artifice dramatique de mélo ou de comédie romantique (mais ces ficelles faussent le cours des événements, qui n’est jamais aussi évident), ose capter la sexualité telle qu’elle s’intègre réellement dans la vie d’un couple. Les scènes d’ébats amoureux entre Adèle et Emma, qui sont l’expression la plus évidente de l’audace formidable du cinéaste, enflamment le film à plus d’un titre. D’abord en elles-mêmes, évidemment – ni pudibond ni pornographe Kechiche filme avec les yeux grands ouverts la beauté du plaisir donné et reçu, la connexion charnelle totale pouvant se produire entre deux êtres. Qu’il s’agisse de deux femmes rend le film encore plus important, car il va ainsi à l’encontre des normes réductrices régentant la représentation du sexe et de la jouissance : l’occultation de la part féminine des choses y figure en bonne place, au point d’être indûment considérée comme allant de soi.
L’intégration naturelle de la sexualité au quotidien des héroïnes est une autre forme de rupture, tout aussi remarquable. Elle est produite par le montage : Kechiche passe sans fard d’un dîner de famille à une scène de sexe, d’une scène de sexe à un jour d’école, à l’opposé de la mise en quarantaine habituellement imposée à la sexualité au cinéma. Enfin, il y a la manière dont cet ensemble de séquences intimes compte au nombre des points culminants de la dramaturgie du récit ; à la fois couronnement de la passion grandissante entre Adèle et Emma après toute une série de premières fois (premier échange de regards, première conversation, premier baiser) électrisantes, et souvenir indélébile des temps heureux lorsque vient le moment du désamour et de la séparation. Il se produit dans La vie d’Adèle cette chose extraordinaire : les images de l’extase partagée par les deux amantes se sont à ce point imprimées en nous qu’elles reviennent, une heure plus tard, se superposer dans notre esprit à la dispute fracassante qui signe la mort du couple. La réminiscence du bonheur passé est si intense qu’elle redouble la magnitude de la catastrophe.
Ce premier grand amour est magnifiquement conté par Kechiche, et incarné par la révélation Adèle Exarchopoulos et la confirmation Léa Seydoux, toutes deux pareillement habitées et puissantes. Surtout, il s’inscrit dans un projet bien plus vaste, qui se rattache à la grande littérature française des 18è et 19è siècles. La vie d’Adèle reprend le flambeau de Marivaux (dont La vie de Marianne sert de tremplin au récit), Flaubert (le cœur du film est une éducation sentimentale), Balzac (la mention « chapitre 1 et 2 », promesse affolante d’une œuvre-somme embrassant plusieurs destins, plusieurs époques). Kechiche n’entreprend rien de moins que l’observation complète, et détaillée, du processus de construction d’un individu. Il faut bien trois heures pour cela, entre l’instant où Adèle entre dans nos vies (le premier plan qui la fait venir à notre rencontre) et celui où elle nous quitte (la dernière image, qui la regarde s’éloigner vers l’inconnu), comme à l’écrit il faut plusieurs centaines de pages.
Avec une générosité et une ambition sans bornes, le récit embrasse tout ce qui influe sur son héroïne, dans les sphères privée et publique, relevant de l’inné ou de l’acquis. Fataliste, Kechiche montre que l’on ne se détache jamais entièrement de ses origines – mais, humaniste, il donne également les pistes qui peuvent permettre de se grandir en tant que personne. Il ne tient qu’à chacun de les emprunter, comme le fait Adèle. Curieuse, enthousiaste, ouverte aux idées et suggestions nouvelles, elle se nourrit d’œuvres d’art et de textes de philosophie, de cours d’école et de manifestations ; et surtout les laisse imprégner sa nature, amender sa vision des choses et sa manière d’être dans le monde. Kechiche nous présente ce cheminement intellectuel avec la même immédiateté que pour le sexe. Et si l’on reçoit aussi frontalement ici la participation à la Gay Pride, là l’explication de texte de L’existentialisme est un humanisme de Sartre, c’est pour nous mettre à la place d’Adèle, à l’unisson de ces expériences fondatrices qu’elle vit sans cynisme ni défiance.
De cette projection naissent deux choses : une infinie justesse dans l’observation du personnage et de son parcours (voire, pourquoi pas, de sa génération) et, partant de là, une leçon d’affirmation par un cinéaste des idéaux qu’il défend. La vie d’Adèle est une œuvre de parti pris, qui milite par l’exemple pour l’émancipation, le droit à la différence, l’équité ; contre les exclusions, les conformismes, et les pseudo-ordres naturels les motivant. C’est un film qui chérit l’amour et a en horreur la haine. Au torrent abject – et malheureusement loin d’être exagéré, au vu de l’actualité récente – d’homophobie déversé par une fausse amie d’Adèle, Kechiche oppose ainsi le respect à l’œuvre dans sa peinture des milieux sociaux des deux héroïnes. Il n’y aura pas de désignation d’un bon et d’un mauvais, d’une victime et d’un responsable de la rupture. Simplement la reconnaissance qu’il existe des différences que la flamme de la passion amoureuse permet de surmonter pendant un temps, mais pas éternellement.
Comme tous les autres sentiments charriés par le film, cette acceptation à regret de l’amertume de la vie trouve sa force dans la pleine maîtrise qu’a Kechiche de sa mise en scène. Il tire le meilleur des deux motifs fondamentaux de sa grammaire visuelle : l’étirement à l’extrême de la durée des scènes, afin qu’y infuse une vérité non tronquée ; et le gros plan sur les visages, pour capter sur ceux de ses comédiennes chaque émoi violent, chaque infime vacillement. Ainsi la magie du cinéma opère et hisse cet art à la hauteur de la littérature, la scrutation des visages remplaçant la narration omnisciente comme révélateur de l’impact à l’intérieur des êtres des événements extérieurs. Les regards remplissent leur rôle de miroir de l’âme, les figures deviennent des toiles où se dessinent une infinité d’expressions. En prime, Kechiche démontre un talent égal à perturber quand il le faut ce système, par des ellipses coupant net les séquences et des plans larges – surtout par les plans larges. Superbement composés et placés dans le montage, ils donnent soudain un sens totalement neuf à la scène dans laquelle nous étions immergés. Avec La vie d’Adèle, Kechiche sublime le cinéma naturaliste, genre déjà bien difficile à dompter, comme peu avant lui : Pialat (les émotions à vif), Renoir (l’infinie complexité du jeu social dont nous sommes tous partie prenante), Truffaut (la fin du film fait beaucoup penser à celle des 400 coups). De très grands modèles, pour une très, très grande Palme d’Or.