• La porte du paradis, de Michael Cimino (USA, 1979-1981-2012)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, en avant-première. Le film ressort ce mercredi 27 février en salles dans une version inédite (différente même du premier montage éphémère de 1980), refondée par Cimino et présentée au Festival de Venise l’an dernier

Quand ?

Jeudi soir, à 20h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Dantesque à tous les niveaux, l’histoire autour de La porte du paradis a fait du film une expérience limite de cinéma, portant en elle la grandeur de cet art autant que sa propension à la décadence. La tragédie fut terrible au point de faire de son protagoniste central, Michael Cimino, le successeur en chair et en os des figures mythiques de Prométhée et Icare. Comme le premier, il a caressé le rêve d’une passation de pouvoir (la puissance de feu du riche cinéma commercial mise au service d’œuvres personnelles et militantes) qui lui valut un châtiment mortifiant. À l’image du second, il a voulu s’élever très haut, trop haut, et s’est irrémédiablement brûlé les ailes. Le parcours de Cimino est un résumé médusant, presque inconcevable dans sa concision, de l’ère du Nouvel Hollywood. Un premier film modeste qui lui ouvre les portes (Le canardeur, 1974), un deuxième qui en fait l’un des seigneurs d’Hollywood (Voyage au bout de l’enfer et ses cinq oscars dont meilleur film et meilleur réalisateur, 1979), immédiatement suivi d’un troisième où il est investi d’un pouvoir absolu, qui va se retourner contre lui et causer sa perte – cette bien mal nommée Porte du paradis.

Comptant parmi les derniers-nés du Nouvel Hollywood, Cimino en fut l’involontaire fossoyeur. Il n’était pas seul en cause : le cauchemar de Coppola sur Apocalypse now présente beaucoup de similarités dans son déroulement et ses séquelles, et à la fin des années 1970 le mouvement était déjà très fragilisé par les défections de Spielberg et Lucas. Mais avec ses dix-huit mois de gestation et sa sortie calamiteuse, son report d’un semestre supplémentaire et son charcutage de plus d’une heure, son budget multiplié par quatre et ses recettes quasi nulles au box-office, La porte du paradis sonna plus que tout autre film le glas de la position dominante des auteurs-réalisateurs à Hollywood. Comme un symbole, ce qui sauva le studio ayant financé Cimino fut le succès faramineux d’un épisode de franchise, le James Bond Rien que pour vos yeux. À partir de là, les artistes convaincus furent priés de se plier au jeu du divertissement ou bien de se retirer dans la niche confidentielle du cinéma indépendant. Regarder La porte du paradis aujourd’hui, depuis le monde d’après cette contre-révolution, c’est y voir l’œuvre clairvoyante d’un cinéaste conscient du sort qui sera le sien, et du fait qu’il ne pourra plus jamais refaire un film aussi immense après celui-ci.

Le cinglant épilogue de La porte du paradis fige le héros, James Averill, dans une existence à jamais éteinte qui fait écho à la mise au ban à perpétuité de Cimino lui-même depuis cette époque. Le personnage et son créateur paient au prix fort leur coup d’éclat respectif mené contre la classe à laquelle ils appartiennent : s’afficher aux côtés des immigrants démunis contre les riches possédants pour l’un, commettre un film d’auteur sans souci de sa rentabilité pour l’autre. Ce qui rend La porte du paradis si puissamment prémonitoire est que tout ce qui précède cette conclusion, Cimino n’aurait en aucun cas pu le filmer plus intensément et démesurément ; « comme si c’était la dernière fois », pour reprendre l’expression consacrée. L’œuvre dépasse les 3h30, non parce que sa matière est celle d’une épopée mais car Cimino tient à en donner, par l’art, le rendu le plus épique qui soit. Ainsi son film dialogue en premier lieu avec des sommets de la littérature : à la manière d’Anna Karénine de Tolstoï, il mêle grande et petite histoire, bouleversements collectifs et romance intime ; dans la lignée d’Ulysse de Joyce, il dilate à l’extrême le passage du temps et accorde à tout événement, tout instant, une importance vitale.

Prologue et épilogue mis à part, La porte du paradis se resserre sur une poignée de jours, juste avant et pendant un incident précis – le règlement dans le sang du conflit qui oppose, dans un petit comté du Wyoming, des éleveurs de bétail et une communauté pauvre qui leur vole des bêtes pour survivre. Sans en faire des saints ou des martyrs, Cimino prend résolument le parti des seconds. Entre leur bestialité criante (ils boivent, ils baisent, ils se battent ou font se battre des coqs) mais somme toute bénigne, et la sauvagerie fardée et réfléchie des puissants, il a choisi son camp. Et trois heures durant, il ne quitte pas la ligne de front de cette lutte des classes qui ne tait pas son nom – peut-être son « tort » fondamental – et se décline à l’infini, dans chaque fragment du film. Demeures immenses et confortables contre une existence les pieds dans la boue, beaux costumes contre fripes usées, capitalisme prêt à se projeter dans l’ère industrielle contre survie rurale encore piégée dans le Moyen-âge, et puis cette opposition continuelle entre insiders et outsiders, à prendre au sens propre. Les riches sont toujours à l’abri dedans – wagons de train, magasins, clubs selects – et les pauvres refoulés dehors, sur les toits, dans la rue, dans les champs.

Même quand ils ont un abri, un intérieur à eux, celui-ci fait pâle figure. Lorsque tous s’y retrouvent pour danser, la rudimentaire salle polyvalente du village se heurte dans l’esprit du spectateur au souvenir de la magnificence du théâtre d’une autre scène de danse, le campus de Harvard où les protagonistes fortunés célèbrent la fin de leurs études dans le prologue. L’emphase dont Cimino fait preuve au cours de ces premières minutes sidérantes (où il va jusqu’à utiliser la même valse que dans 2001) prend tout son sens plus tard dans le film, via ce système d’échos entre des motifs purement sensoriels. Le plus envoûtant est celui de la ronde, auquel La porte du paradis s’abandonne corps et âme par tous les moyens possibles ; via la musique et la danse bien sûr, dans sa construction narrative faite de ressassements également. De manière paroxysmique, la grande bataille finale cumule toutes les échelles de cercles que l’on arpente sans fin, du cercle géographique de la disposition des deux troupes ennemies au mouvement circulaire de rappel de la valse inaugurale, passée du rêve au cauchemar. Sachant leur fin proche, et leur écrasement par les dominants inéluctable, Cimino et ses personnages amis dansent au sommet du volcan, s’étourdissent avant d’être brûlés vifs pour les plus chanceux, et de se consumer à petit feu pour les autres.

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