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- La faute à Voltaire, d’Abdellatif Kechiche (France, 2000)
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Premier des quatre (à ce jour) longs-métrages d’Abdellatif Kechiche, La faute à Voltaire annonce pendant sa première heure les grandes qualités qui nourriront L’esquive et La graine et le mulet. Et dans sa seconde heure, ce sont les défauts qui appesantissent Vénus noire qui sont aux commandes… Toutes les pièces du puzzle sont donc disponibles dès les débuts du cinéaste, comme c’est le cas dans un autre film que j’ai chroniqué récemment, Duellistes de Ridley Scott. La faute à Voltaire a plus de dix ans maintenant mais son sujet de société appartient toujours à l’actualité brûlante : un tunisien sans-papiers à Paris. Comme dans Spanglish, dont j’ai aussi parlé il y a peu de temps, l’immigration illégale est traitée ici du point de vue du migrant et non de l’accueillant (qui l’est plus ou moins, accueillant). Ce choix n’étonne pas venant de Kechiche, qui prend inlassablement le parti des faibles et des opprimés. Et qui, ici comme par la suite, le fait sans céder aux sirènes de l’apitoiement et du misérabilisme. Ses héros ne sont pas obnubilés par les menaces et les entraves qui brident leurs vies. Et de ce fait, ils n’y réagissent concrètement que lorsqu’ils se retrouvent dans des situations ne leur laissant pas d’autre alternative.
Le cas de Jallel, le protagoniste de La faute à Voltaire, est caractéristique de ce genre de renversement de perspective auquel le réalisateur nous astreint. C’est un acte précieux, que le cinéma permet peut-être plus que n’importe quel autre art (car il l’imprime sur l’écran, ainsi que dans la durée) et qui fait grandir le spectateur. Car dans la réalité du quotidien, notre chemin ne croise celui d’un sans-papiers ou de tout autre résident d’un foyer social tentant de réunir la poignée de monnaie lui permettant de manger, et de préserver un aspect extérieur présentable, que lorsqu’il pratique cette active précise. A nos yeux il est donc confondu avec elle, n’a aucune autre composante à son identité. Kechiche inverse les rôles : dans son film, ce « nous » du public, qui a des papiers en règle et du pouvoir d’achat, devient le « eux », la masse des figures anonymes et éthérées croisées fugacement dans le métro ou les salles des restaurants. Jallel est un héros remarquablement écrit car il est à la fois un Candide qui découvre étape après étape un univers qui lui est inconnu, et une personnalité forte, vive, débrouillarde. Il combine les fonctions d’intermédiaire avec le public – nous pénétrons cet environnement en même temps que lui – et de protagoniste charismatique, qui nous entraîne dans ses aventures et ses décisions tout à fait personnelles. Il est aussi très bien incarné, par Sami Bouajila qui brille dans les deux facettes du personnage, sa fermeté de caractère et sa vitalité lumineuse.
Tous les personnages et leurs interprètes brillent, en réalité ; car chez Kechiche la présence d’un héros fort et d’un groupe de seconds rôles en soutien (ici, les autres habitants du foyer) ne requiert pas que l’un prenne le pas sur le l’autre. Il se produit un effet d’entraînement et d’enrichissement mutuel réjouissant – qui se déploie pleinement dans L’esquive et La graine et le mulet, et donne à Vénus noire ses seules séquences véritablement bonnes. Dans La faute à Voltaire, la seule exception à cette réussite d’ensemble est le rôle tenu par Élodie Bouchez, Lucie, laquelle ne fonctionne jamais vraiment et ce pour deux raisons. La première est que la comédienne y est castée de manière beaucoup trop évidente, sans surprise (comme Olivier Gourmet dans Vénus noire) : ce genre de marginale à la fois émancipée et paumée, gentille et à fleur de peau, elle l’a joué jusqu’à plus soif dans les années 90. La seconde raison tient au moment où Lucie entre en scène, moment qui coïncide avec la perte de vitesse générale du film. Difficile, forcément, de s’imposer dans ces conditions. Dans chaque scène de la première moitié de La faute à Voltaire, éclate le talent narratif – sur tous les supports, du scénario au montage – de Kechiche. Il instaure d’entrée, sans round d’observation, cet état d’urgence qui caractérise ses films ; et qui peut être mû soit, classiquement, par une contrainte extérieure qu’il faut esquiver soit par une aspiration intrinsèque, fondamentale, à profiter pleinement de la vie et de ses plaisirs. C’est l’inquiétude d’être expulsé hors de France qui mène la première scène (les conseils de dernière minute donnés à Jallel par plus au courant que lui des logiques tacites et conjoncturelles du droit d’asile à la française), ainsi que d’autres sur le même objet. Mais un nombre équivalent de séquences est porté par une joie de vivre épicurienne, simple ou sophistiquée, seul ou à plusieurs : chanter, danser, rire entre amis, marcher dans Paris, séduire une jolie femme.
Avec ses forces positive et négative ainsi équilibrées, La faute à Voltaire est initialement un récit d’une intensité rare. Jamais neutre, car toujours nourri de ravissement ou de trouble. La coexistence des deux culmine dans une scène qui annonce le fantastique dîner final de La graine et le mulet. Le mariage de Jallel avec la jeune femme qu’il a séduite, Nassera (Aure Atika, dans son premier film valable entre deux La vérité si je mens), est en surface un triomphe, avec l’énergie euphorique que cela implique, mais un triomphe aux pieds d’argile ; il suffit d’un grain de sable pour détraquer la machine et transformer l’or en plomb. En inscrivant la scène dans la durée, Kechiche fait naître à l’insu des personnages, tout à leur joie, une tension qui s’affirme lentement mais sûrement auprès du public, jusqu’à devenir insoutenable lorsqu’il est évident que plus rien ne pourra empêcher le désastre de se produire. Cette leçon de mise en scène est le zénith du film, qui ne se remet jamais réellement du départ de Nassera. Après cela, Kechiche ne filme plus un parcours motivé par un but à atteindre, mais un surplace intime occupé par une routine répétitive et sans grandes conséquences. Il se piègera à nouveau lui-même de la sorte dans Vénus noire (les représentations qui se succèdent inlassablement). Ici, le ronronnement est constitué par le quotidien stagnant de Jallel, entre ses amis, ses combines pour gagner un peu d’argent, et sa vie de couple avec Lucie. La fin abrupte qui l’interrompt en est indépendante ; elle aurait pu intervenir après n’importe quelle scène.