• La chair et le sang, de Paul Verhoeven (Espagne – Pays-Bas, 1985)

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Où ?

A la maison, en Blu-Ray nouvellement distribué par l’éditeur français Filmedia, avec d’excellents bonus

Quand ?

Vendredi soir, il y a dix jours

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

La chair et le sang est un bâtard. Ce statut ingrat lui autorise toutes les outrances qui le rendent si puissant. Paul Verhoeven l’explique lui-même et mieux que quiconque dans son interview proposée parmi les suppléments du Blu-Ray : La chair et le sang est le film hollywoodien d’un homme qui ne voulait pas aller à Hollywood. Il ne s’agit plus d’une œuvre locale, le divorce avec les Pays-Bas ayant été acté avec fracas suite aux polémiques provoquées par Spetters et Le quatrième homme[1]. Et ce n’est pas encore une réalisation américaine, Verhoeven ne se décidant à traverser l’Atlantique que deux ans plus tard pour aller faire Robocop. En attendant, il tente comme beaucoup d’autres avant et après lui de faire du grand spectacle hollywoodien en solitaire. Et il se casse les dents sur les mêmes barrières que tous les autres – à savoir les limites dans les moyens visuels et dans les talents des comédiens, qui deviennent particulièrement voyantes dès lors que le film cherche à prendre de l’ampleur. Au lieu d’y parvenir, il frise le ridicule en évoquant tout spécialement Monty Python : Sacré Graal ! par ses coins de châteaux-forts cadrés serrés, et ses acteurs de second plan forçant leur jeu pour tenter de coller à la férocité de l’époque considérée.

La chair et le sang n’est toutefois (et heureusement) un nanar que dans ses marges. Le corps du film peut compter sur la combinaison explosive qui est au cœur du cinéma de Verhoeven : d’une part son immense talent de metteur en scène, et de l’autre son incapacité à se tenir à carreau. Il pourrait faire sien le plaidoyer du Joker dans The dark knight, ne sachant pas lui non plus agir autrement qu’en chien fou, que l’instinct pousse à faire exploser le moule de la respectabilité. Le titre La chair et le sang a ainsi valeur de programme explicite, en citant les deux ingrédients grâce auxquels le réalisateur va profaner le cinéma d’aventures. Il déniaise ce genre d’ordinaire pudique, innocent – ce qui n’a rien d’un défaut en soi – en l’exposant crûment au sexe et à la violence. Le Moyen-âge qui sert de contexte au récit constitue une période parfaite pour commettre cet outrage, même si Verhoeven montrera par la suite qu’il en est tout aussi capable dans d’autres environnements plus lisses (cf. Robocop, Starship troopers, et bien évidemment Basic instinct).

Quand bien même La chair et le sang possède un indéniable et réjouissant côté serial, avec sa kyrielle de péripéties remuantes et de renversements de situation, Verhoeven est plus de la trempe d’un Hitchcock que de son contemporain Spielberg. Cela n’a rien de surprenant, étant donnée son origine européenne. Cette filiation s’exprime dans l’attrait des deux cinéastes pour le trouble moral (ambiguïté de tous les protagonistes, penchants pervers des incidents qui émaillent leurs parcours), je vais y revenir ; mais également dans leur culte commun, exercé avec un doigté merveilleux, du génie du suspense. La seconde moitié de La chair et le sang, qui fixe l’ensemble des personnages dans un huis clos à ciel ouvert prenant la forme du siège d’un château, délaisse ainsi l’action barbare au profit d’une approche cérébrale du problème, où la réflexion porte sur les stratégies et les contre-stratégies, la maîtrise de l’espace, la duperie de l’adversaire afin de l’éliminer sans prendre de risques exagérés. Le jeu de feintes et d’esquives tactiques est très intelligemment pensé et mené – même si, Verhoeven étant Verhoeven et le Moyen-âge étant le Moyen-âge, le point culminant de cette copieuse séquence a pour enjeu la transmission de la peste bubonique, par un cadavre de chien infecté débité en tranches puis par l’eau d’un puits contaminé. Dans les deux cas, le cinéaste adjoint au vice de l’idée de scénario une démonstration d’excellence de mise en scène, passant par le cadre (le bout de viande porté à bout d’épée et qu’il s’agit de ne surtout pas toucher à la main) ou le montage (le découpage qui suit consciencieusement la cruche d’eau passant de mains en mains et remplissant verre après verre).

Dans La chair et le sang la forme guerrière, de masse, de la violence dont Hollywood est friand se voit circonscrite à une poignée de scènes utilitaires : les assauts d’ouverture et de dénouement, plus celui menant au rapt de l’héroïne. Verhoeven concentre son intérêt sur des dégradations des corps intervenant de manière à la fois plus éprouvante, et moins rituelle. La contamination par la peste est un cas de ruine subite parmi d’autres ; au menu du film sont également inscrits les blessures qui s’infectent, la putréfaction des dépouilles de suppliciés, l’accouchement d’un fœtus mort-né, le viol, autant de choses traitées sans détour ni lâcheté. L’objectif n’étant à aucun moment la provocation gratuite mais l’honnêteté vis-à-vis d’un état de fait, celui de notre condition fondamentalement organique ; avant tout, nous sommes des êtres faits de chair et de sang. Ce qui ouvre la voie à toutes sortes de maux, mais aussi de plaisirs des sens – les festins de nourriture et les ébats sexuels brûlants tiennent une place de choix dans la chronique de la vie des personnages.

Cette double faiblesse, face à nos envies autant que face aux agressions extérieures, motive l’absence de moralité qui prévaut dans les films de Verhoeven en général, et La chair et le sang en particulier. Seules deux choses motivent les actes des personnages : au premier chef l’instinct de survie et, lorsque celui-ci est pour un temps assuré, l’assouvissement des désirs physiques, pour lesquels rien ne garantit qu’une autre occasion se représentera dans le futur. Les concepts de loyauté, d’éthique n’ont à aucun moment voix au chapitre. Cela dérègle en profondeur le film, au point de parvenir à brouiller un happy-end pourtant limpide en apparence. Les êtres qu’il implique (en particulier l’héroïne, jouée par Jennifer Jason Leigh) ont fait preuve d’une telle débauche d’ambivalence deux heures durant qu’il n’est plus possible de les prendre au mot, ni de leur prêter des intentions qui soient purement bonnes ou mauvaises. Atteindre ce degré de trouble est la marque des plus grands.

[1] Verhoeven reviendra au bercail vingt-cinq ans plus tard, régler ses comptes avec son pays par Black book interposé

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