• L’écume des jours, de Michel Gondry (France, 2013)

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Où ?

Au Louxor

Quand ?

Mercredi, jour de la sortie, à 21h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Alors que sa carrière américaine, riche de six films déjà, est un modèle de jumelage entre l’intime et le populaire, Michel Gondry n’a jusqu’à aujourd’hui jamais été prophète en son pays – les seules lignes françaises de son CV sont le malaimé La science des rêves, et le confidentiel L’épine dans le cœur. L’écume des jours a largement de quoi inverser la tendance… mais pourrait aussi bien la figer pour de bon. Le film est en effet complètement bipolaire, entre d’une part ses moyens de superproduction visant le plus grand nombre (le budget, les comédiens populaires) et de l’autre la radicalité de son horizon artistique. Le roman de Boris Vian est le contraire d’une œuvre formatée et inoffensive, et Gondry s’est attaché à ne rien atténuer de la violence et de la détresse qui en émanent. Soit tout le contraire de la stratégie de promotion aberrante appliquée, par inconscience ou escroquerie, par le distributeur du film – cf. la première bande-annonce accompagnée par une bagatelle folk enjouée, puis les affiches mettant en avant les visages souriants des stars. Venez passer un bon moment devant L’écume des jours, semble-t-on nous dire. Difficile de faire plus éloigné de la vérité. L’attitude opposée n’est pas plus excusable. Je pense par exemple à cette critique, se résumant à une longue plainte obtuse contre le choix du quatuor d’acteurs Duris-Tautou-Sy-Elmaleh. Position si raide qu’elle en devient de pur principe, refusant d’ouvrir les yeux sur le fait que le film soumet ses interprètes à un régime d’outrages terrible. Les personnages joués par trois d’entre eux mourront au terme de calvaires atrocement douloureux, livrant le quatrième à une solitude emplie de mémoires que l’on ne lui envie pas.

L’écume des jours est un film essentiel, et puissant, car le rapport de force (inhérent au cinéma) entre les ambitions créatrices et commerciales y penche du bon côté. Les stars sont au service de l’œuvre, sans la moindre concession conduisant à déroger à cette règle. Cela découle d’une décision unique, et très simple : s’en tenir à réaliser l’illustration visuelle à la lettre du roman. Ce choix trace certes, un peu, une limite autour du film puisque Gondry s’astreint à rester humblement au service de Vian. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, car les quelques pas de côté entrepris par le réalisateur ne tiennent pas tout à fait la comparaison – son idée de la salle des machines à écrire, par exemple, est belle mais inaboutie. Surtout, cette fidélité presque absolue au livre est suffisante pour insuffler au film de quoi faire sauter les contraintes de tout ordre qui étouffent le cinéma courant. En tournant les pages de L’écume des jours et en les transposant telles quelles à l’écran, Gondry compose un long-métrage fabuleusement libre et poétique, extravagant et déchirant. L’émancipation est totale, renversante. Les personnages deviennent une matière malléable à l’envi, les dogmes de la narration volent en éclat, les vannes de ce qu’il est permis de faire s’ouvrent en grand. Tout ce qui est proscrit d’ordinaire, et encore plus à ce niveau d’investissement marchand, a droit de cité dans L’écume des jours, anomalie à estimer à la hauteur de ses audaces.

Surréalisme détonnant (les employés à tête de pigeons de la patinoire) et partis pris formels tranchés se joignent à l’expression des choses qui érodent inexorablement la substance du roman – souffrances physiques, enfer du travail, impuissance de l’amour et de l’amitié à endiguer les malheurs… On retrouve ces idées noires porteuses de la même virulence dans le film, qui marche crânement dans les pas de Vian sur le chemin de la perte et du délitement de toutes choses. Il n’y a pas de lumière au bout du tunnel, pas d’espoir d’un répit ou d’une bonne fortune finale. Car dans L’écume des jours le monde est une machine incohérente et arbitraire, qui broie les êtres. Il est impossible de la vaincre, même si l’on peut la contrecarrer un temps en opposant à son aliénation destructrice une absurdité positive. La folie enjouée à l’excès est donc le pari fait initialement par les personnages, soutenus par Vian comme par Gondry. Dans le livre autant que dans le film cette attitude est désarçonnante voire irritante dans un premier temps, avant de prendre tout son sens lorsque l’ennemi révèle son vrai visage ; sa virulence et sa létalité monstrueuses. Le rythme de l’existence reste tout aussi effréné, mais les êtres en perdent les commandes. La barrière d’exubérance flirtant avec l’hystérie qu’ils ont érigée, par un trop-plein d’objets, de fantaisies et d’expériences sensorielles, finit par rompre sous les coups du sort. Le libre-arbitre n’existe pas dans L’écume des jours, et le destin y transforme un rêve coloré en le plus cruel des cauchemars.

Gondry, qui a toujours été bien plus à l’aise dans la mélancolie (le très beau Eternal sunshine of the spotless mind) que dans la liesse (l’insipide Soyez sympas, rembobinez), trouve chez Vian le matériau idéal pour donner libre cours à la part sombre de son imaginaire. L’accord des âmes entre le romancier et le cinéaste est une évidence, dans la facticité des trouvailles du début et dans la douleur de celles de la seconde partie. Sur la base des mots de Vian, Gondry compose des tableaux tétanisants, plastiquement prodigieux : la conférence dantesque de Jean Sol-Partre (et l’aspect du personnage en lui-même), les lugubres usines inhumaines, l’appartement du héros qui dépérit de façon criante et accablante, etc. De plus, son accompagnement de la ruine à l’œuvre dans le texte en renforce la brutalité, par le travail extraordinaire sur l’image. Menés avec une progressivité méthodique, qui assoit leur inexorabilité, le délabrement des décors et l’extinction des couleurs emportent L’écume des jours vers des terres cinématographiques de plus en plus étouffantes. D’abord la science-fiction anxiogène façon Brazil puis, dans un final sublime mais désespéré et sans appel, le romantisme noir du cinéma des origines. L’intensité atteinte par Gondry dans ces derniers plans est inouïe. Elle donne au film une conclusion en apothéose tragique qui en fait le long-métrage le plus magnifique de son auteur, ainsi que du cinéma français à grand budget depuis une éternité. Croisons les doigts pour que ce ne soit pas un miracle sans lendemain.

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