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- Into the abyss, de Werner Herzog (USA, 2011)
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Au cinéma du Panthéon
Quand ?
Dimanche, à 18h
Avec qui ?
MaBinôme
Et alors ?
Werner Herzog nous avait habitués à annoncer d’entrée la couleur de ses documentaires, pensés pour nous emmener loin en dehors de notre zone de confort intellectuel et de nos habitudes géographiques. Grizzly man se perdait dans les forêts de l’Alaska, Encounters at the end of the world prenait la route de l’Antarctique, La grotte des rêves perdus descendait dans les galeries de la grotte Chauvet. En comparaison, Into the abyss s’annonce presque commun, en prenant place dans le couloir de la mort de l’État du Texas. Dans ce lieu maintes fois visité par le cinéma et la télévision, Herzog rencontre Michael Perry, pour un entretien à propos du triple meurtre commis dix ans plus tôt qui l’a conduit là. Lui et son acolyte Jason Burkett, condamné pour sa part à la prison à perpétuité, ont tué deux ados de leur âge qu’ils connaissaient et la mère de l’un d’eux, avec pour mobile le vol d’une voiture de sport. Dire que l’opération a mal tourné serait excessif : aucune des trois victimes ne s’est rebellée ou n’a tenté quoi que ce soit, les tuer a été la seule réponse trouvée par Perry et Burkett au fait que leur plan boiteux ne fonctionne pas.
Ce dans quoi Herzog nous embarque est donc une affaire tout le contraire d’extraordinaire – on pourrait la qualifier d’infra-ordinaire, en somme. Elle ne recèle aucune possibilité d’une erreur judiciaire, ou ombre d’un doute, et n’est le reflet de nulle problématique actuelle et plus vaste concernant la société (racisme, ressentiment de classe, meurtre passionnel, etc.). C’est un modèle de crime gratuit dans son exécution, et limpide dans sa résolution. Il n’y a en apparence rien à en dire, aucune leçon à en tirer. C’est précisément ce néant qu’Herzog décide d’explorer, en dédaignant ostensiblement les pistes triviales du débat d’idées (il affirme d’entrée être contre la peine de mort, et n’est pas là pour en discuter) et de l’enquête reprise à zéro – il laisse Perry et Burkett rejeter chacun l’intégralité des meurtres sur l’autre, sans rebondir, sans même montrer d’intérêt pour la question. Partant du crime, Herzog trace des cercles concentriques de plus en plus larges, qui englobent des individus ayant un rapport de plus en plus indirect avec l’affaire. Passent ainsi devant sa caméra des proches des victimes, le père et l’avocate devenue épouse de Burkett, mais aussi un ancien responsable de la chambre d’exécution, le prêtre qui y officie auprès des condamnés, et encore des personnes qui ont croisé la route de Perry et Burkett dans l’intervalle entre les meurtres et leur arrestation. Dans un premier temps, on ne voit pas bien où Herzog veut en venir, à faire ce qui semble être courir plusieurs lèvres à la fois. Et puis l’évidence nous frappe, comme elle a dû le frapper lors du tournage : une ahurissante harmonie funeste règne sur ce petit coin du Texas.
Ahurissante par son étendue (tout le monde est touché) comme par sa force – les fondations qui la supportent sont multiples. Les protagonistes sont véritablement into the abyss, rivés dans des existences où rien ne fait sens, au point que même la distinction entre la vie et la mort repose sur le plus parfait arbitraire. En leur compagnie, le film nous plonge dans un vertige existentiel terrible, sans le moindre recours à des éclats de voix ou de mise en scène. Le contenu des témoignages qu’Herzog, intervieweur génial (ni empathique, ni rentre-dedans ; simplement, idéalement franc), parvient à tirer de ses interlocuteurs d’un jour, suffit. L’accumulation de leurs récits de proches décédés, malades, emprisonnés, fait du comté de Conroe où ils vivent une terre désolée, engloutie par la souffrance. Ceux qui sont encore en situation de répondre aux questions directes d’Herzog le font dans un état d’hébétude prononcée, tout sentiment de révolte ou d’emprise sur les choses ayant quitté leur être depuis des lustres. Leur quotidien n’est fait que d’arbitraire et d’isolation, qu’ils vivent physiquement entre les murs d’une prison ou non. C’est Burkett qui échappe à la peine capitale uniquement parce que le témoignage de son père (lui-même incarcéré) a ému deux membres du jury ; la sœur d’une des victimes qui a vu tous les membres de sa proche famille mourir en l’espace de six ans ; ou, à l’inverse, le responsable de la chambre d’exécution qui est soudain, par le fait d’une révélation, devenu opposé à la peine de mort ; Burkett et son avocate qui tombent amoureux sans jamais s’être trouvés face à face…
De tels exemples, d’évènements échappant à la causalité et au sens commun, abondent dans Into the abyss. Ils en saturent l’espace, rien d’autre n’y pousse. Les notions de société et d’action humaine raisonnée et délibérée finissent par s’effacer à leur tour. En grattant la surface des choses autour d’un petit coin de ténèbres humaines, Herzog révèle une nuit noire qui ne connaît pas de fin. L’acte effroyable commis par Perry et Burkett n’était que la partie émergée de l’iceberg, de la même façon que les prisons où leurs vies prendront fin ne sont rien d’autre que la manifestation matérielle, tangible, de l’enfermement dans l’impuissance et l’aliénation de toutes les âmes croisées par Herzog. Into the abyss est bien un film de prison – mais pas celle que l’on imagine.