• Gentil comique, Méchant comique : Man on the moon, de Milos Forman (USA, 1999) et La valse des pantins, de Martin Scorsese (USA, 1982)

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Où ?

À la Cinémathèque, et à la maison

Quand ?

Le même jeudi soir, début janvier

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Le stand up comedian occupe une place centrale dans la culture et l’imaginaire américains. Être proche (les spectacles dans les salles d’impro, les émissions enregistrées en live) et distant (star de films, de sitcoms, d’émissions dédiées), jouant à la fois solitaire et collectif, il s’incarne aujourd’hui entre autres sous les traits du brillant Louie C.K. La mise en abyme pratiquée par ce dernier dans sa série personnelle n’est toutefois pas une première, des cinéastes s’étaient intéressés au sujet avant lui – Martin Scorsese avec La valse des pantins (The king of comedy en VO), Milos Forman avec Man on the moon. Et l’un comme l’autre l’ont fait en brouillant déjà la limite entre la réalité et la fiction, comme si la précarité de cette frontière était un élément constitutif central de la figure du stand up comedian. Scorsese s’attache les services de Jerry Lewis, qui joue pour ainsi dire son propre rôle (jusqu’à avoir gardé son prénom, afin que les gens puissent l’apostropher lors des scènes tournées en pleine rue) ; Forman réalise un biopic de celui qui fut certainement le plus fou et le plus génial de ces artistes, Andy Kaufman.

Mort dans la réalité, Kaufman est on ne peut plus vivant dans Man on the moon. Jim Carrey ne l’incarne pas, il lui sert de proxy, et c’est Kaufman et rien d’autre que lui qui ouvre le film puis le referme, lors des deux génériques. Cette déroutante manière de procéder adoptée par Forman et Carrey est dans la droite ligne de ce qu’accomplissait Kaufman de son vivant, lui qui ne croyait en aucune règle, aucune hiérarchisation. Rire de tout, envers et contre tout, sans répit et sans jamais être là où on l’attend : tel était le credo de Kaufman, faisant de l’humour le sujet d’une quête personnelle, exclusive presque. Parce que « le monde est une illusion » (seule réplique à valeur explicative concernant son héros concédée par le film, ce qui suffit), Kaufman ne se privait jamais de le tourner en dérision ; d’en démontrer l’absurdité par l’absurde, la vulnérabilité par les provocations. La soumission était pour lui hors de question, la sédition une obligation.

Dans cette entreprise, le public était pour Kaufman au mieux un accessoire – le canular où il fait croire que Tony Clifton, l’avatar monstrueux qu’il s’est inventé, est une vraie personne « ne fait rire que deux personnes dans tout l’univers », lui et son acolyte déguisé pour l’occasion en Clifton (gag extrême que l’on peut rapprocher de celui des vingt années à jouer l’handicapé au début de Dumb and Dumber De, avec le même Jim Carrey). Et le public était au pire un ennemi, lorsqu’il se comportait selon ces réflexes de sujétion honnis par l’humoriste. La subordination machinale et incessante des spectateurs est à double sens : ils veulent obliger les comiques à débiter sans cesse les mêmes blagues, car ils s’astreignent eux-mêmes à croire que seules celles-ci les font rire, que la nouveauté et l’inconnu seraient dangereux. Le public garde la prison dont il est soi-même captif (et cela vaut pour d’autres formes d’art : voir le cas de Radiohead avec sa chanson Creep).

Foncièrement, Andy Kaufman désirait libérer le public de ces chaînes intellectuelles, pour l’aider à s’élever. Ainsi ce spectacle où il refuse de jouer pour la énième fois un sketch, et face à l’entêtement de son auditoire se lance dans la lecture intégrale de Gatsby le Magnifique – qui est véritablement dans le faux, le liseur ou le public ? Cette bonté rivée au cœur de Kaufman éclabousse l’écran dans le dernier acte de Man of the moon. On a rarement fait aussi bouleversant que cet enchaînement de séquences (le spectacle à Carnegie Hall, les funérailles), réalisé avec la même vitalité prodigieuse qui transcende le reste du film, et empreint d’une candeur et d’une tendresse inouïes. Andy Kaufman ne voulait que du bien à tous ses semblables, sans discrimination. Cela fait de lui un modèle, comique mais aussi humain ; modèle dont Forman et Carrey sont avec ce film les parfaits apôtres. Et pendant ce temps, Tony Clifton court toujours.

Rupert Pupkin, l’antihéros de La valse des pantins, est fou mais loin d’être génial (l’interprétation de Robert De Niro, ahurie et totalement éteinte, est bien géniale par contre). L’idée brillante du film est de ne pas considérer le seul Rupert, mais de l’intégrer à une dynamique de folie à deux avec Masha (Sandra Bernhard). Leur obsession à l’encontre de Jerry Langford / Jerry Lewis n’a pas le même objectif (elle veut être son amante, lui aspire à le remplacer comme « roi de la comédie » à la télévision) mais elle a la même intensité ahurissante. Ce qui permet à Rupert et Masha de se relancer mutuellement, même lorsqu’ils viennent de se prendre le mur du réel en plein visage, et de créer une espèce de mouvement perpétuel du délire obsessionnel. Quand l’un affirme avoir réussi quelque chose, l’autre voit rouge et n’a plus qu’une idée en tête, prouver qu’il peut faire plus fort ; quand l’un se rate, l’autre se moque férocement, et alors le premier repart de plus belle, piqué au vif.

La valse des pantins n’a besoin d’aucun autre moteur que celui de cette folie, que Scorsese filme sans filet. En étirant les séquences au-delà de ce que l’on a l’habitude de voir, il rend profondément dérangeante l’impassibilité de ses choix de réalisation. On est pris de malaise devant quasiment chaque scène, comme l’ont été les passants transformés en figurants involontaires de la longue altercation entre Rupert et Masha sur la voie publique, tournée à l’heure de pointe au cœur du Midtown de Manhattan. Ces piétons nous représentent, en périphérie d’un des rares moments du film où des observateurs « normaux » et extérieurs ont droit de cité. La valse des pantins est en effet toute entière livrée aux manœuvres de ses héros fous, et la neutralité avec laquelle Scorsese les regarde faire donne à son geste de cinéaste une portée autrement plus large. Rupert et Masha sont les créateurs de leur propre réalité, construite à partir d’un monde remodelé selon leurs illusions personnelles. Au lieu de les condamner, Scorsese fait d’eux des exemples : toute création cinématographique, après tout, est l’affaire de fous refusant de se contenter du monde tel qu’il est, et en concevant à l’écran un nouveau qui leur convient mieux.

Il y aurait pourtant de quoi condamner Rupert et Masha, en s’en tenant à leur égard à un regard simpliste ne captant rien d’autre que leur méchanceté. Un trait de caractère qu’ils ont en commun – ça leur fait déjà ça – avec leur cible, la version pastichée en Langford de Jerry Lewis étant dépeinte comme cassante, bourrue, usée par des années de célébrité passées à subir les assauts incessants de fans perturbés. Ce qui fait de La valse des pantins une œuvre si puissante, sur une base de départ pourtant réduite, est sa multiplication par trois du phénomène, et son traitement d’égal à égal entre Rupert, Masha, Jerry, ainsi qu’avec le cinéaste et le spectateur qui les observent. Et la seule légère réserve à opposer au film concerne sa conclusion, pirouette en queue de poisson qui rompt cet équilibre en reléguant soudain Masha et Jerry au statut d’auxiliaires de l’histoire du seul Rupert.

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