• Bedevilled (Blood island), de Jang Cheol-soo (Corée, 2010)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Vendredi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Aujourd’hui dans le cinéma, avec un prix au festival du film fantastique de Gérardmer et une pleine poignée de sélections et récompenses par ailleurs, t’as plus rien. En tout cas, certainement pas l’assurance d’une distribution en salles. Après Moon l’an dernier, c’est au tour de Bedevilled de subir la disgrâce d’un aiguillage direct vers les rayonnages de DVD. Bedevilled a pourtant remporté le Grand Prix à Gérardmer, et avant cela était passé par la Semaine de la Critique cannoise en 2010, où il avait été remarqué et apprécié. Mais la loi du marché est intraitable. Les slashers (hors grosses machines hollywoodiennes), ça marche plus que moyennement ; les films coréens, idem. Alors vous imaginez, un slasher coréen… Il y en a qui se croient vraiment tout permis. En plus, Bedevilled est de ces slashers réfléchis, qui ne recherchent ni une complicité émancipatrice avec le spectateur ni un accomplissement visuel dans la mise en scène de la violence. Le déferlement de celle-ci sur le film intervient tardivement, presque à contrecœur, en réponse à l’impossibilité définitive de trouver une autre issue. C’est une violence amère, sombre.

S’embarrassant visiblement assez peu de respecter cette identité que possède le film, le distributeur l’a affublé d’une jaquette sensationnaliste et rebaptisé d’un titre navrant de nanar américain. Les quelques uns d’entre vous qui comme moi guettiez la sortie au cinéma de Bedevilled, il vous faut donc en réalité aller chercher Blood island dans une boutique de DVD. Ce premier long-métrage (d’un ancien assistant de Kim Ki-duk) mérite assurément que l’on se donne un tel mal pour le voir – même s’il s’égare sur une mauvaise piste vers la fin. Avant cela, pendant longtemps la maîtrise, les bonnes idées, l’énergie, l’intelligence dans la composition des personnages et les bouleversements du récit sont totales. Le scénario ne progresse jamais plus de dix minutes en ligne droite avant de nous embarquer sans prévenir sur une toute autre voie. Il démarre à Séoul, au cœur de la vie grouillante, stressante, dangereuse parfois de la capitale ; mais une fois son héroïne Hae-won mise à pied à son travail après un burnout sévère, il bifurque en direction d’une île quasiment coupée du monde et de la modernité, où Hae-won venait en vacances chez son grand-père quand elle était enfant mais où elle n’a plus mis les pieds depuis quinze ans. Elle y retrouve Bok-nam, son amie d’alors qui elle n’a pas eu l’opportunité de partir et est désormais une des neuf derniers habitants de l’endroit.

L’île est le contraire d’un paradis perdu. Les maux éprouvés lors du prologue urbain – avilissement causé par le travail, domination masculine avec son expression extrême qu’est le viol, pression du groupe visant à maintenir l’ordre établi et à étrangler les initiatives individuelles – s’y expriment tous, et sous une forme plus virulente encore. A Séoul, les garde-fous et lois mis en place par la société ne sont peut-être qu’un vernis un peu hypocrite, mais qui impose au moins un minimum de retenue. Par exemple les policiers ne peuvent empêcher pas les criminels que Hae-won a vus à l’œuvre de menacer celle-ci, mais leur présence évite une agression physique. Sur l’île, la loi du plus fort règne sans partage, sans voix dissonante dans les parages. Bedevilled fait évidemment penser à la référence du genre qu’est Délivrance, dans sa déclinaison méthodique du fonctionnement d’une structure humaine fondée uniquement sur la sauvagerie. Pendant une grande part du film, les codes qui régissent la vie sur l’île restent inébranlables, et ce quelle que soit l’ignominie et la brutalité des actes commis. Ceux-ci vont en s’empirant, couvrant un à un les tabous humains les plus éprouvants sans que se développe en face une alternative, l’espoir d’une échappatoire. Si ce terrifiant cauchemar éveillé donne lieu à un film puissant et non à une purge sordide et gratuitement provocatrice, c’est grâce à la faculté du réalisateur Jang Cheol-soo à tourner à son avantage ces deux aspects potentiellement rebutants, l’inertie narrative et le profond dérèglement moral. Ce second point est traité par la distance que Jang parvient à instaurer vis-à-vis des personnages, dont aucun n’est tout à fait innocent même si tous ne sont pas également coupables. Sans filtre manichéen pour détacher nettement les victimes des bourreaux, mais porté par la froide neutralité de son point de vue, Bedevilled prend une ampleur bien plus vaste. Son regard s’applique à l’espèce humaine, observée avec un fatalisme d’autant plus percutant qu’il n’use d’aucun raccourci facile pour déplacer les protagonistes et cristalliser les conflits.

Quant au caractère relativement figé de l’intrigue, jusqu’à son explosion sous forme de bain de sang s’entend, il est sans gravité car Jang introduit de la fiction en quantité par une autre voie, celle de la mise en scène. Celle-ci ne se départit jamais d’une dureté chirurgicale dans ses cadres coupés au cordeau, tout en abondant en ruptures de ton si tranchantes que leur effet est à la fois immédiat et durable. La brusque transition entre Séoul et l’île, la différence de teint de peau entre la citadine Hae-won (blafarde) et les insulaires (ambrés), le contraste lumineux extrême entre les scènes diurnes et nocturnes, sont autant de choses qui contribuent à faire de Bedevilled un conte fantasmagorique moderne, situé aux confins de la réalité. Le talent filmique de Jang s’exprime aussi de manière plus localisée, lors de séquences à suspense rendues irrespirables par sa maîtrise du découpage et de l’étirement du temps dans ces moments de forte tension. Le film peut alors se passer presque entièrement de dialogues, ayant pour lui le langage des images et du montage dans son expression la plus souveraine. Le point d’orgue de cette démonstration de force cinématographique est le déchaînement implacable et sanguinaire des représailles d’une des deux héroïnes après toutes ces années d’avilissement. Dix minutes de slasher intégral qui sont aussi dix minutes de cinéma magistral (car trouvant, une fois de plus, la distance idéale par rapport à son sujet) et dix minutes au plus profond du plus effroyable des enfers.

Les regrets affluent en masse une fois ce climax passé. Car pour conclure son histoire Jang s’engage alors de façon exclusive sur la voie de la violence graphique ; ce qui a pour double effet néfaste d’affaiblir cette violence – dont l’assise est de plus en plus fragile, et qui finit par flirter avec le grand-guignol – et de mettre un terme précipité aux autres pistes abordées par ailleurs. L’étude psychologique des personnages s’en trouve tronquée alors qu’elle était pleine de promesses. Et Bedevilled nous laisse contre toute attente sur notre faim, après avoir réalisé un quasi sans-faute pendant si longtemps.

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