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- A perdre la raison, de Joachim Lafosse (Belgique, 2012)
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Au ciné-cité les Halles, dans une salle pleine
Quand ?
Samedi, à 14h
Avec qui ?
MaBinôme
Et alors ?
Plus les films sortent en salles et plus la section Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes prend de la valeur par rapport à la bien terne sélection officielle. Y ont été conviés les jeunes réalisateurs pleins d’envies, et du talent pour les assouvir, que la catégorie reine du Festival n’a pas jugés dignes de faire concourir aux côtés de son rassemblement trié sur le volet d’auteurs institutionnels, lesquels se sont pour la plupart avérés sans surprise voire sans inspiration. Après Xavier Dolan et sa tornade romanesque Laurence anyways c’est un autre cinéaste francophone, le belge Joachim Lafosse, qui grandit d’un coup devant nos yeux avec un quatrième long-métrage bien plus conséquent et ambitieux que ses précédents. Tous deux ont vu leur travail récompensé de concert à Cannes par un prix d’interprétation féminine ex-æquo, remis à leurs interprètes respectives Suzanne Clément et Émilie Dequenne. Le rapprochement entre lui et Dolan peut être mené un peu plus loin encore, puisque l’un et l’autre passent ce cap artistique en empruntant le même chemin : la projection sur un personnage principal aux antipodes d’eux-mêmes, dont l’on adopte en plus le point de vue sur les événements.
Pour Lafosse, cet être dissemblable est une mère infanticide rencontrée dans un fait divers survenu dans son pays en 2007 (l’affaire Geneviève Lhermitte). Il porte son histoire à l’écran en fixant comme point final l’homicide des quatre jeunes enfants, au contraire donc du bouleversant docu-fiction de Jean-Xavier de Lestrade sur une affaire approchante, Parcours meurtrier d’une mère ordinaire : l’affaire Courjault, qui se focalisait sur le procès consécutif aux crimes. Par ce biais Lestrade nous faisait encaisser de plein fouet la violence à peine larvée infligée par la société aux femmes en matière de maternité. Lafosse vise un but analogue, mais emprunte pour l’atteindre un chemin plus allusif. Où le joug de la société frappe indirectement, par des reflets inconscients et omniprésents dans l’attitude, les gestes, les mots de tous les hommes qui entourent l’héroïne Murielle. Les murs d’une prison « parfaite » – car impossible à formuler, à réfuter, à défaire – se referment autour d’elle dès l’instant où elle commence à avoir des enfants avec son mari Mounir. La place de Murielle dans la communauté, à tous les niveaux (de la cellule familiale au monde du travail) change du tout au tout sans transition, ni avertissement. Elle est dégradée de son statut d’égale des hommes, de son homme, pour n’être plus qu’une servante, une travailleuse liée par un nouveau type d’attache non plus sentimentale mais quasiment contractuelle. Le lien homme-femme devient un rapport à sens unique, entre employeur et salariée, dominant et exécutante, avec tout ce que cela comporte de servitude, de répression, d’effacement.
L’avilissement de Murielle est le point d’attache du regard de Lafosse sur le drame, et le fondement de sa mise en scène. Le deuxième acte du film, quand Murielle se retrouve peu à peu entourée d’enfants et assignée à résidence, la voit ainsi presque disparaître de l’écran, oubliée par les grands, escamotée par les petits. Tout en s’en tenant froidement aux faits, sans les surcharger par des commentaires ou des psychanalyses péremptoires, A perdre la raison se trouve empreint d’une subjectivité tranchée. Lafosse va crânement et talentueusement à contrecourant du comportement bêta de la masse quand elle est confrontée à une histoire si effroyable et impensable : simplifier à outrance, composer une figure d’ogre qui va concentrer tous les maux de l’affaire, et recouvrir cette fable d’un vernis trompeur d’objectivité et de vérité souveraines. A perdre la raison rejette ces pratiques préjudiciables, et choisit la voie ouverte par Truman Capote, avec son texte De sang-froid, d’un récit au long cours, au plus près du criminel (sans pour autant nous mettre à sa place), afin de comprendre au lieu de bannir ; pour ouvrir les yeux au lieu de les fermer.
A perdre la raison ébranle et froisse car il se fait réquisitoire contre les oppresseurs plutôt que plaidoirie à décharge de leur victime. Il répartit les torts avec conviction et un argumentaire solide, détaillant avec minutie, à coups de scènes courtes et cinglantes, l’enfermement de plus en plus sévère imposé à Murielle. Lafosse multiplie les partis pris de cinéma qui rendent son film intelligemment engagé : le fait que Murielle n’ait de rapports humains qu’avec des femmes, jamais des hommes ; l’écoute d’une grande violence de la scie de Julien Clerc « Femmes, je vous aime », aux paroles exposées dans tout ce qu’elles ont de misogyne, de méprisant vis-à-vis des femmes sous couvert d’un soi-disant amour biaisé, qui prend de haut. L’angle du film est de fait, en un sens, résumé dans cette chanson qu’il convoque dans son troisième acte, inexorable effondrement jusqu’à la fin horrible. La folie est montrée comme l’ultime échappatoire restant à un esprit trop laminé, nié ; et le passage à l’acte meurtrier comme un geste séditieux insensé car désespéré. Avec le concours d’Émilie Dequenne, à l’interprétation bouleversante, Lafosse reste coûte que coûte aux côtés de Murielle, humaine et non pas monstrueuse. Il lui fait aimer ses enfants jusqu’au bout, jusque dans cette dernière séquence terrible qu’il filme, avec une justesse fabuleuse, comme un conte tragique des frères Grimm.
J’ai aussi pensé aux frères Grimm sur cette dernière scène. Effroyable