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- Zero dark thirty, de Kathryn Bigelow (USA, 2012)
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À l’UGC Odéon
Quand ?
Vendredi soir, à 21h30
Avec qui ?
MaBinôme
Et alors ?
À l’origine, Kathryn Bigelow avait pour projet de traiter l’échec de la traque de Ben Laden par l’armée américaine et la CIA, avec une attention particulière portée à la bataille de Tora Bora, fin 2001, quand le chef d’Al-Qaïda est parvenu à fuir l’Afghanistan pour le Pakistan. L’opération d’exécution de Ben Laden, réussie cette fois, le 1er mai 2011 força la cinéaste à changer du tout au tout l’angle de son histoire. À entendre Bigelow, sa situation aurait été encore pire si ce dénouement renversant avait eu lieu après la réalisation du film. Oui et non ; oui du point de vue du marketing du film (le public a d’autant moins envie d’entendre le récit de batailles perdues lorsque la guerre a été gagnée, au moins en apparence), non si l’on considère son intérêt profond. L’assurance, possédée par les auteurs comme les spectateurs de Zero dark thirty, que ce qui se déroule à l’écran finit par un succès est en effet préjudiciable en soi, et carrément fatale quand elle couve un scénario qui s’applique à mettre sous le tapis tout ce qui pourrait introduire du trouble. Rien ne doit dévier le film de sa ligne claire : il faut tuer Ben Laden.
La sanction est sans appel : l’ennui supplante la tension. Zero dark thirty est ennuyeux car monotone, il est monotone car téléguidé sur une trajectoire filant bien trop droit. Sa durée (presque 2h30) et sa densité factuelle le rapprochent des séries 24 ou Homeland, mais dans une version rendue atone par l’absence de coups de théâtre comme de dilemmes personnels. L’héroïne Maya n’est jamais atteinte par le doute, et les seconds couteaux qui l’entourent restent trop dans son ombre pour nous importer. Les coups violents portés par l’ennemi sont neutralisés par la mise en scène, qui en tire comme unique conséquence la nécessité de rendre encore plus radicale la croisade en cours. Les attentats perpétrés par Al-Qaïda, dont ceux de Londres, sont montrés fugitivement, d’une façon déréalisée qui en élude les victimes ; à l’autre extrême une attaque en plein cœur d’une base militaire américaine est tellement étirée qu’elle se vide de son suspense, avant de se conclure sur la mention que la cible principale était mère de trois enfants. Ce genre de précision valorisant un personnage est à sens unique – tous les occidentaux y ont droit (ainsi les femmes sont sexy, les hommes forts en testostérone, et les deux sexes ont de l’esprit), mais aucun dans le camp d’en face.
Zero dark thirty est rempli de tels éléments révélateurs de son parti pris tranché et droit dans ses bottes. La plupart sont de l’ordre du détail, signe que le geste de Bigelow relève plus de l’inconscient (partagé collectivement par le peuple américain dans une large majorité, face au traumatisme du 9/11) que d’une volonté expresse de faire œuvre de propagande. Mais le résultat est néanmoins là. Deux exemples. Une manifestation sous les fenêtres de l’ambassade américaine à Islamabad est intégrée au film car elle conduit au remplacement du chef – transparent – de Maya par un autre – qui l’est tout autant ; autant dire un non-incident, tandis que la raison de la manifestation, une attaque de drones ayant causé des victimes civiles, est rapidement expédiée au milieu d’une ligne de dialogue. Plus brutale encore, la coupe opérée par Bigelow pour enchaîner une longue séquence où un conseiller du Président explique qu’il serait bien d’avoir un embryon de preuve tangible que Ben Laden réside effectivement dans la maison repérée par la CIA, avec un mouvement d’humeur de Maya affichant en public sa frustration que l’assaut tarde à être lancé. Par ce choix de montage, la réalisatrice paraphe sa totale convergence de vues avec son héroïne. Au diable les incertitudes, il faut frapper et vite. L’argumentation du film, ou plutôt son absence, prend des airs de prophétie auto-réalisatrice : Maya n’a pas besoin de démontrer qu’il s’agit de la demeure de Ben Laden car les événements ayant eu lieu dans la réalité ont établi que c’était effectivement le cas. Kathryn Bigelow le sait, le public le sait, alors les doléances des bureaucrates sont automatiquement nulles et non avenues.
En empruntant de tels raccourcis, Zero dark thirty se rallie au leitmotiv vieux comme la fiction américaine du héros qui remplit contre vents et marées sa mission d’élimination du mal, en ayant raison seul contre tous et surtout contre les lourdeurs et l’inefficacité du système officiel. Ce cliché grossier et lénifiant est l’une des tares fondamentales que le film a en commun avec son proche cousin Argo. Affleck comme Bigelow se sont égarés, abusés par les richesses factices de la reconstitution-basée-sur-des-faits-et-témoignages-réels – dans Zero dark thirty l’assaut final est aussi sophistiqué en surface, dans sa mise en scène, que vide de suspense et de portée. Le film dans son ensemble se borne à faire le debriefing de dix ans de traque, sans la moindre valeur ajoutée cinématographique. Bien au contraire, il adopte les techniques narratives réductrices, et néfastes, que la « guerre contre la terreur » a développées : le témoignage embedded et le storytelling avantageux. Le premier annule tout travail de réflexion critique sur les actes décrits, le second comble le vide ainsi créé par un récit formaté et biaisé en faveur d’une doctrine. Bigelow se croit peut-être aussi neutre pour Zero dark thirty qu’elle l’était effectivement dans Démineurs[1], mais tel n’est pas le cas. Cette fois-ci, son objectivité est un trompe-l’œil. Dans The master, quelqu’un objecte au gourou de la Cause que le discours d’un homme seul ne peut servir de base à une science, uniquement à un culte. Le même raisonnement vaut pour Zero dark thirty : un récit militaire hermétique à l’interrogation et à la mise en contexte ne peut se rattacher à une guerre, uniquement à une croisade.
[1] Car il examinait d’un œil critique tout ce que Zero dark thirty véhicule sans réflexion : pertinence de la mission à accomplir, place de l’adrénaline dans les raisons qui motivent un individu à faire la guerre…