• The master, de Paul Thomas Anderson (USA, 2012)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, dans une des trois grandes salles

Quand ?

Vendredi soir, il y a dix jours

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Paul Thomas Anderson en convient volontiers : pour The master, il s’est lancé dans une histoire dont il ne savait pas lui-même où elle menait. À contre-pied de ses films précédents, qui étaient tous des démonstrations, de force (Magnolia) ou d’une proposition solidement étayée (There will be blood), il compose cette fois une œuvre en forme de question ouverte. The master fait l’effet d’une réflexion à voix haute et sans préalable, que son initiateur nous enjoint à entretenir à notre tour à sa suite. Le film ne pourrait pas être plus en phase avec ses deux protagonistes principaux, qui avancent eux-mêmes à l’aveugle dans leur vie. Sans plan qu’il leur suffirait de suivre, ils inventent leurs déplacements et leurs actions à mesure que la nécessité se présente à eux. Cette manière d’être s’affiche comme une évidence en ce qui concerne Freddie Quell, vétéran de la Seconde Guerre Mondiale incapable de maintenir une situation professionnelle ou personnelle stable depuis son retour. The master n’a toutefois rien à voir avec un drame des séquelles traumatiques de la guerre (façon The best years of our lives, pour rester sur le même conflit) : plusieurs signes indiquent que les troubles qui habitent Freddie préexistaient à la guerre, et de plus le personnage est loin d’être présenté comme à plaindre ou méprisable. Freddie est un séducteur (même si quelque chose vient toujours entraver sa conquête), un créateur (même si c’est dans la distillation d’alcool), et finalement plus un homme libre et irréductible au joug de la société qu’un pauvre hère incapable.

Une indétermination similaire vaut pour la nature de l’autre pôle de The master, bien qu’elle s’exprime plus à retardement par rapport à l’irruption du personnage dans le récit. Lancaster Dodd est une représentation tacite de L. Ron Hubbard, fondateur et gourou de la scientologie, au moment où son mouvement encore balbutiant (ici nommé simplement « la Cause ») est en passe de changer de dimension. Mais, pour poursuivre le jeu du « The master n’est pas… », The master n’a pas vocation à fournir un récit de cette ascension et de ce qu’elle dit de l’Amérique – comme There will be blood le faisait pour son héros Daniel Plainview et à travers lui le capitalisme carnassier. Guidé par le hasard trivial de la rencontre entre Freddie et Lancaster, Anderson traite tout ce qui concerne la carrière du second de façon oblique. Ni observateur extérieur qui juge un système, ni témoin de l’intérieur qui le démonte, son point de vue manœuvre entre des positions fuyantes qui brouillent peu à peu le portrait tiré de Dodd. Celui-ci finit par nous paraître rendu, à son niveau, à la même croisée des chemins que son plus récent disciple, alternativement maître de sa destinée et ballotté par les événements.

Génie de la parole et du regard, et ainsi détenteur (comme Plainview) du pouvoir de manipulation extrême qu’ils confèrent, Dodd est pourtant un pantin de son propre théâtre de faux-semblants. Son épouse – incroyable Amy Adams, qui parvient à exister sur le même plan que les deux forces de la nature Joaquin Phoenix et Philip Seymour Hoffman – tire réellement les ficelles. C’est elle qui affiche une détermination sans faille à hisser la Cause vers des sommets d’influence dans la société, quand Dodd encaisse avec beaucoup de difficultés les heurts (émergence d’une parole contradictoire vindicative, exigence d’une continuité dans les écrits) accompagnant l’expansion de son affabulation, dans le temps et le nombre de ses suiveurs. Toute mise à l’épreuve l’amène dans le rouge et lui fait courir le risque d’une sortie de route fracassante. Cette faiblesse intérieure réduit à néant la distinction en surface entre lui et Freddie. Ils sont en vérité l’égal l’un de l’autre, et c’est d’ailleurs lorsqu’ils en prendront conscience que leur relation arrivera à son terme.

Connectant deux personnages insaisissables, cette relation ne peut être qu’insaisissable au carré. Elle soumet à notre regard un Maître dont on est en droit de penser qu’il ne croit pas (ou plus) en l’enseignement qu’il prêche, et un Disciple pour qui, cependant, l’expérience de la Cause a eu un effet positif sur sa vie. La dernière scène montre Freddie plus stable, épanoui, et laisse entendre qu’il ne rejette pas en bloc la parole de Dodd et la propagera pourquoi pas de son côté. Ceci reste affaire d’interprétation personnelle ; comme je l’ai écrit en introduction Anderson n’impose rien (ce qu’un partie du public reçoit malheureusement de travers, considérant que le film ne dit rien), il donne à voir et à interroger. C’est pour lui une nouvelle manière de procéder, mais la question sous-jacente essentielle reste la même que celle qui occupe ses films depuis toujours : qu’est-ce qui rend les hommes accomplis, affranchis, heureux ? Après le travail dans Boogie nights, la famille dans Magnolia, l’amour dans Punch-drunk love et l’ambition dans There will be blood, c’est le domaine de la croyance – et de sa source nécessaire, la prodigalité créative de l’esprit humain – que le cinéaste explore cette fois, en quête d’éléments de réponse à cette interrogation.

La différence majeure entre The master et les longs-métrages précédents tient à ce glissement sémantique, de « la » réponse à des « éléments de ». Mais si différence(s) il y a, les similitudes sont nombreuses, entre ce film-ci et There will be blood. La structure narrative est sensiblement la même, avec un prologue et un épilogue indépendants et entre les deux un grand bloc de récit plus unifié – mais fractionné lui-même en épisodes séparés par des béances (ici figurées par les changements de lieux : le yacht, New York, Philadelphie, et enfin Phoenix). Dans sa forme, The master a également beaucoup en commun avec son grand frère. Comme a pu le faire David Fincher entre The social network et Millenium, Anderson reconduit à dessein d’un film au suivant un canevas artistique qui lui a donné entière satisfaction. C’est ainsi que l’on retrouve la musique organique et insaisissable de Jonny Greenwood, et une photographie qui, bien que signée Mihai Malaimare et non plus Robert Elswit, est régie par la même volonté de faire parler les couleurs et s’affirmer les teintes.

Cette double dynamique d’éloignement et de prolongement fait de The master le reflet inversé de There will be blood. Il reste à exposer encore un symptôme de ce renversement, et pas des moindres : l’importance extrême des plaisirs et sensations physiques dans le trajet des deux protagonistes. L’alcool, les cigarettes, la moto sont des fondements de leurs vies, et le sexe encore plus – là où There will be blood était radicalement asexué. Dans The master, cet élément s’immisce partout, plus ou moins ouvertement et souvent sans que l’on s’y attende. C’est Dodd que son épouse maîtrise en le masturbant mécaniquement pour assécher la source de la tentation, c’est Freddie dont le seul dessein depuis son retour de la guerre est en quelque sorte de parvenir à coucher avec une fille (et quand il y parvient le film s’arrête, pied-de-nez formidable), c’est Freddie et Dodd qui se roulent dans l’herbe dans une étreinte excessive pour leurs retrouvailles après une séparation, sans considération pour les regards braqués sur eux. D’un film de prêcheurs, Anderson est passé sans transition à un film de pécheurs. Moins titanesque et plus humain, moins conflictuel et plus suave, moins ferme et plus fragile. Moins chef d’œuvre, et plus création expérimentale s’ouvrant à l’imprévu et à l’inconnu.

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