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- Tabou, de Miguel Gomes (Portugal, 2012)
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Au MK2 Beaubourg, puis à la maison en DVD édité par Shellac (sorti le 7 mai 2013) et obtenu via Cinetrafic dans le cadre de leur opération « DVDtrafic »
Quand ?
En décembre 2012, et samedi soir
Avec qui ?
MaBinôme, et Seul
Et alors ?
Dans son précédent film, le déjà très beau Ce cher mois d’août, Miguel Gomes jouait à réinventer le présent de personnes réelles, croisées au hasard d’un tournage documentaire. Pour Tabou le cinéaste a tout tiré de sa seule imagination, mais celle-ci est bien assez fertile pour engendrer une création pareillement extravagante et imprévisible. L’objet du désir de réinvention manifesté par Gomes est cette fois la vie passée d’un être, les souvenirs qui forment une matière aussi malléable que les fantasmes de mener une autre existence. Pour Aurora, qui achève son passage sur terre dans une morosité généralisée, les mémoires mythifiées sont celles remontant à la passion amoureuse, et adultère, qu’elle a vécue au Mozambique un demi-siècle plus tôt. Comme dans Ce cher mois d’août, avec la bascule entre le documentaire et la fiction (et comme, à ce qu’il paraît, dans le premier long-métrage de Gomes La gueule que tu mérites), le fil du récit de Tabou change du tout au tout à la mi-parcours, lorsque le présent s’efface devant le passé. Le manifeste formel de Gomes devient à cet instant encore plus hardi, puisque se rajoute au 4/3 et au noir et blanc instaurés d’entrée un effacement des dialogues qui rend le deuxième acte presque muet. Pas entièrement, car la bande-son continue à enregistrer les sons d’ambiance et la musique, tandis qu’une voix-off nous prend par la main pour feuilleter ces souvenirs.
Cette pose esthétique n’a d’intérêt que parce qu’elle donne une forme concrète à une vue de l’esprit tout à fait fondée. Les paroles disparaissent de Tabou comme elles échappent à notre mémoire du passé, dans laquelle se maintiennent essentiellement des circonstances – des lieux, des personnes –, des actes saillants et des images brouillées. Pour filmer ces fantômes qui hantent les vies humaines, invoquer les fantômes du cinéma est une idée très belle, et encore plus juste. La référence faite au cinéma muet n’a rien à voir avec une révérence, ce n’est pas une fin en soi mais une part d’un tout volontairement hétérogène et chimérique. Pour une intrigue prenant place au début des années 1960, Gomes fait écho à des films de trente ans plus vieux, et ne cherche pas plus que ça à cacher les signes de modernité susceptibles de surgir dans le cadre. De tels signes sont à l’inverse quasiment absents dans la partie contemporaine du récit. Les trois personnages de celle-ci, Aurora, son aide à domicile Santa et sa voisine Pilar, sont devenues des spectres errants, laissés au bord du chemin par la marche du monde. La peinture faite par Gomes de leurs vies est sans complaisance quant à leur grisaille, mais pas sans beauté pour autant. Son regard teinté de tendresse et de respect révèle la noblesse ensevelie de ces existences et, ce faisant, en détourne la misère affective et sociale vers la saudade, ce sentiment si subtil inventé par les portugais.
La saudade tient une place à part, dans les parages de la mélancolie et de la nostalgie. Tabou offre une illustration idéale de cet état impossible à traduire, grâce à sa fidélité envers ses héroïnes dont il affirme l’humanité profonde au-delà des caricatures de surface. Pilar la vieille fille bigote, Aurora la mamie acariâtre, Santa la domestique sévère s’émancipent scène après scène de ces stéréotypes nés d’une dédaigneuse première impression. À mesure que le talent doux du cinéaste fait émerger leurs regrets, fêlures et combats quotidiens dérisoires à l’échelle du monde, la saudade remplit le film, établissant des passerelles multiples entre le présent et le passé, le réel et l’imaginaire. Le grand saut dans le vide de la seconde partie de Tabou est l’aboutissement de cette logique enchanteresse. Ce flash-back dont l’on ne reviendra pas, connoté cinématographiquement de toutes parts et qui évolue sur le fil au-dessus du ridicule (le roman-photo n’est jamais loin) sans jamais flancher, renverse le rapport de force entre le tangible et l’immatériel. Le second prend le pas sur le premier, par l’afflux de souvenirs à moitié effacés et l’accentuation d’une esthétique factice. Mais il était déjà présent auparavant, de manière diffuse, par des bribes qui ne demandaient qu’à s’agréger. Ainsi les deux séquences, tout à fait accessoires vis-à-vis de la progression du récit, où Pilar se rend dans un cinéma et y voit des films dont le peu que l’on saisit annonce la suite – une histoire d’amants maudits en Afrique (avec un crocodile), une reprise kitsch, en espagnol, du standard Be my baby des Ronettes. Ce vertige né de l’affaissement des digues entre la vérité affichée de la vie et les rêves obscurs du cinéma fait de Gomes un lointain cousin de David Lynch, œuvrant d’une toute autre manière mais à une fin identique : stimuler l’esprit du spectateur mordu comme eux du septième art.
Le livret inclus dans le très beau DVD du film édité par Shellac donne justement à lire cette phrase de Gomes : « le cinéma, c’est une négociation entre la réalité et le désir ». Elle apparait dans un des deux extraits du livre d’entretiens du cinéaste avec le critique Cyril Neyrat, Au pied du Mont Tabou, le cinéma de Miguel Gomes. Le premier extrait parle de la genèse de Tabou, le second des courts-métrages réalisés par Gomes avant de passer au format long. Dans l’un comme l’autre le cinéaste se révèle passionnant, et donne envie de se procurer et dévorer le livre entier au plus vite. En plus de ces deux extraits on peut aussi lire le scénario original de la partie africaine du film, qui sert d’application immédiate des propos de Gomes. Il n’a en effet pas grand-chose à voir avec ce qui a été tourné et montré à l’écran, pour un ensemble de raisons pratiques (la réalité de la production) et artistiques (l’évolution du désir du cinéaste). Une autre conversation avec Gomes, filmée cette fois, est présente dans les suppléments du DVD. C’est un plaisir que d’y écouter le réalisateur développer les courants qui irriguent en profondeur son film, et qui fonctionnent par reflets. Dans la première partie de Tabou entre le cinéma qui a perdu son « innocence » et les personnages qui ont perdu leur « jeunesse », dans la seconde entre les héros et le Portugal, campant dans une même illusion « naïve » vis-à-vis de la viabilité, respectivement, de leur adultère et de son empire colonial.
Sur le disque de suppléments, on trouve également deux des courts-métrages évoqués plus haut. Inventaire de Noël réjouit parce qu’il contient en germe tout le cinéma de Gomes : son caractère ludique (mélanger tous les genres, tous les tons, toutes les références si possible dans un même plan), son esprit frondeur, son brouillage des frontières entre le réel et la fiction – voir la chute géniale, sur la demande du réalisateur de couper car un des enfants acteurs s’est fait mal et se met à pleurer. 31 est moins emballant, car ces ingrédients dont je viens de faire la liste y sont privés d’une part de leur liberté d’action. La faute à une narration (une balade dans un parc) et un enjeu (la dénonciation de l’apathie politique de la population portugaise) formant un cadre trop net, trop rectiligne ; dans lequel le cinéma de Gomes, tout en sinuosités et en déviations improbables, a du mal à s’épanouir pleinement.
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