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- Soleil vert, de Richard Fleischer (USA, 1973)
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A la maison, en DVD zone 2
Quand ?
Samedi soir, il y a dix jours
Avec qui ?
Mon compère de cinémathèque
Et alors ?
Il y a quelques mois, en introduction de ma critique de La haine j’écrivais cette phrase : « l’avertissement lancé par le film à la ‘société qui tombe’ n’a visiblement pas été entendu ». Je peux malheureusement la reprendre telle quelle pour Soleil vert, avec encore plus d’amertume puisque dans son cas l’avertissement vient de plus loin encore – 40 ans et non 20 – et a une portée encore plus universelle et critique. Soleil vert est contemporain des premières conférences internationales consacrées au climat et à ses altérations provoquées par l’homme et ses activités. Le film nous projette dans un futur (2022, c’est aujourd’hui encore devant nous) où l’apocalypse consume la planète et surtout la société à petit feu. La combinaison d’une surpopulation galopante et d’une pollution environnementale toujours plus accablante a décimé les capacités de l’agriculture à nourrir l’humanité. Les rations alimentaires de base sont devenues des productions entièrement chimiques, qui sont la propriété d’une multinationale privée nommée Soylent et sont déclinées par couleur : jaune, rouge, et leur dernier-né sur le marché le vert qui donne son titre au film (Solyent green en v.o., devenu Soleil vert par le fait d’une licence artistique qui a son charme). Quant aux mets naturels, viande et poisson, fruits et légumes, ils ne sont accessibles qu’aux plus riches. Les millions d’autres individus n’en ont même jamais mangé.
Ce n’est pas la seule chose à laquelle ils n’ont jamais eu droit, loin de là. La démocratie a elle aussi été remplacée par une copie exsangue et inopérante. Dans son très intéressant commentaire audio, le réalisateur Richard Fleischer résume la situation civique à l’œuvre dans Soleil vert en une phrase parfaite : « il y a ceux qui sont au-dessus des lois, et ceux qui sont en-dessous ». Dans un recul spectaculaire, la ville-symbole qu’est New York est ramenée dans le film au même état que les mégalopoles du Tiers-Monde. D’un côté des immeubles ultra-sophistiqués et protégés, où les nantis jouissent de plaisirs sans limite et et toute impunité ; de l’autre, des bidonvilles tentaculaires dont les taudis saturés ne suffisent à accueillir l’ensemble des démunis qui s’y entassent. Les seuls parmi ces sous-hommes à pouvoir quitter la misère sont ceux qui ont une utilité directe pour les puissants – jolies femmes, gardes du corps musculeux, policiers – et qui sont prêts à entrer dans le jeu de la soumission (les femmes transformées en accessoires attachés à un appartement, et d’ailleurs appelées « Furniture ») ou de la corruption (leurs services se monnayant en échange d’une protection et d’un accès au confort clandestins). C’est de la trahison de sa classe au bénéfice de sa grâce individuelle dont il est question. La fonction d’inspecteur de police du personnage central, Thorn (Charlton Heston, dans un deuxième film-manifeste peu de temps après La planète des singes), est idéale pour le récit car elle le place au centre de ce réseau d’influences et de tiraillements. Thorn habite parmi les pauvres mais sait comment se passe la vie chez les riches de par ses enquêtes. Il n’a que sa conscience pour lui faire refuser les propositions de fermer les yeux sur certaines affaires gênantes, mais se permet par ailleurs de se servir dans les salles de bains cossues et les gardes-manger fournis lorsqu’il en a l’occasion.
Plus que de son intrigue, c’est de l’acuité et l’intransigeance de sa description de cette société à deux vitesses que Soleil vert tire sa puissance de sidération. Employer le terme de société est un acte déplacé. Le seul lieu où se manifeste encore la présence d’un État et la mise en œuvre d’une politique au cours du film est le centre d’euthanasie, flambant neuf, climatisé, confortable. Au sein duquel l’invitation au suicide va, pour soulager la ville d’une bouche supplémentaire à nourrir, jusqu’à s’accompagner de précieux cadeaux introuvables à l’extérieur : quelques accords de musique, la projection d’images de paysages naturels. Fleischer consacre un temps et une attention anormalement longs pour un film de ce calibre à la traduction concrète, sous forme de situations individuelles et d’anecdotes détaillées, de ce que signifient tous ces grands concepts énoncés plus haut. L’intrigue en forme d’enquête de police est un prétexte à nous faire visiter de fond en comble ce vaisseau sans pilote qu’est devenu notre monde, et ainsi à ne rien nous épargner de sa brutalité et de son inhumanité. Les familles entières qui s’entassent pour dormir dans les cages d’escalier des immeubles (et les autres immeubles où des vigiles armés montent la garde pour empêcher ce genre de squat), les files d’attente aux distributions de Soylent, l’air ambiant caniculaire et irrespirable à cause de l’effet de serre… Fleischer ne cantonne pas ces événements du quotidien aux panoramiques d’introduction de scènes traitant ensuite de tout autre chose ; il leur consacre des séquences entières, éclairées et déchirantes. La plus inoubliable est celle du repas concocté par le vieil acolyte de Thorn, Sol (l’immense Edward G. Robinson, dans son dernier rôle et probablement le plus beau), à partir de ses souvenirs d’antan et des ingrédients volés par Thorn. Derrière la joie éphémère du festin d’un soir, c’est la tristesse infinie de tout ce qui a été perdu qui s’exprime, sans misérabilisme mais avec la compassion qui s’impose.
Soleil vert se révèle ainsi lentement et silencieusement terrifiant. Soit au même rythme que la déchéance globale dont il décrit l’aboutissement. Même l’horrible révélation qui tient lieu de conclusion est faite en sourdine. Celle-ci n’est après tout qu’une étape supplémentaire venant après tant d’autres du même acabit. Elle est cruellement logique, presque justifiable. Soleil vert, bien qu’étant en possession de tous les éléments qui font un film catastrophe hollywoodien héroïque – une star entourée d’un casting solide, de grands moyens pour ce qui est du production design, un réalisateur de renom1 –, est un film catastrophe tout ce qu’il y a de plus humain. Pétrifié d’effroi, conscient mais impuissant face à l’ampleur du désastre vers lequel nous filons tout droit.
1 entre autres chefs-d’œuvre aux côtés de Soleil vert : La fille sur la balançoire, Les vikings, L’étrangleur de Boston…