• Lincoln, de Steven Spielberg (USA, 2012)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, dans une des trois grandes salles (pleine au dernier moment)

Quand ?

Le mercredi de la sortie, à 19h

Avec qui ?

MonFrère

Et alors ?

En phase avec sa position de dernier des mousquetaires américains du mois de janvier à sortir, Lincoln accomplit une synthèse – relative, évidemment – des trois précédents. La toile de fond de l’esclavage est partagée avec Django unchained. La peinture qui est faite d’une humanité complexe, écartelée entre le génie et la faiblesse, rapproche le film de The master. Enfin, en réponse à l’illusion qui ôte tout crédit à Zero dark thirty, d’une hypothétique négation du politique, Lincoln fait la démonstration la plus brillante qui soit du contraire : l’évidence impérative de la chose politique, sous sa forme aboutie bien qu’imparfaite qu’est la démocratie. Le film est une formidable leçon consacrée à ce système, « le pire à l’exception de tous les autres », avec aux manettes un Steven Spielberg qui s’avance comme le premier élève de Lincoln. L’un et l’autre se jouent de tous les écueils, et mènent à bon port un navire filant droit dans la nuit. Celui de Spielberg, ce film extraordinairement ambitieux, est le prolongement de la tâche à laquelle Lincoln s’attelle, la reconstitution d’une nation déchirée et accablée. Le Président et le cinéaste empruntent les mêmes chemins, qui se définissent par les deux mêmes verbes d’action. Il est question de transcender, les souffrances du pays pour le premier, le genre du biopic pour le second, et d’élever – le public, dans les deux cas.

Le scénario de Lincoln adopte une position de rupture quasi-totale avec les usages du film biographique, rappelant en cela l’éblouissant Ali de Michael Mann. Il reste dans les limites d’un contexte précis (Washington, au cours du seul mois de janvier 1865), ne s’autorisant aucun écart temporel – pas de flashbacks rapportant la formation ou les traumas antérieurs – et très peu d’excursions géographiques. Les scènes de communications par télégraphe en sont un parfait exemple : sans contrechamp, elles nous réduisent à la même expectative et à la même impuissance que les personnages. Par ailleurs, la boussole du long-métrage ne l’aiguillonne pas sur la voie balisée de l’évolution individuelle d’un héros mais sur celle, ardue, de la résolution d’une crise collective. Lincoln substitue au récit d’apprentissage tiède et consensuel les principes d’un pur exercice de suspense. Les conditions initiales y sont solidement arrêtées (pas un protagoniste important du drame qui ne soit ferme sur ses convictions, sa fonction, son but) et les enjeux remarquablement limpides. Le Président veut profiter d’une configuration politique exceptionnelle pour accomplir un coup de billard à trois bandes : mettre fin à la Guerre de Sécession, rétablir l’unité entre États du Nord et du Sud, et amender la Constitution pour abolir l’esclavage. Cette feuille de route est mise sur la table d’entrée, et elle seule dirigera le film de part en part.

Bien entendu, Lincoln appartient à cette catégorie d’histoires dont la fin est connue d’avance : la guerre sera stoppée, les USA reformés, l’esclavage proscrit. La tension, puis son soulagement à la fin de la bataille, n’en sont pas moins formidables pour autant. L’immense talent de cinéaste de Spielberg y est évidemment pour quelque chose – la lisibilité lumineuse du découpage, la force tranquille des choix de cadrage rendent toutes les séquences (et leur enchaînement) puissantes aussi bien que critiques. Mais il y a un autre facteur, plus décisif bien qu’agissant de manière plus diffuse : la dimension catastrophique des conséquences, dans l’hypothèse de la défaite. Le suspense, dans le monde réel ou dans une fiction, est un rapport de force, le produit d’une inégalité mathématique entre un risque et ses répercussions. Ici, les suites tragiques d’un échec de Lincoln sont si cauchemardesques que rien ne peut nous en affranchir, pas même le fait que la probabilité d’un tel échec est nulle pour nous. À condition de porter à la surface du film la description de ces séquelles, chose que Spielberg et son brillant scénariste (le dramaturge Tony Kushner, déjà à l’œuvre sur Munich) n’oublient pas de faire, avec application et brio, par l’image et le verbe. Chose qui manque précisément à Zero dark thirty : le prix à payer relatif à la route choisie, celui que l’on aura à payer en cas de fiasco, sont aussi indéfinis dans le film de Bigelow qu’ouvertement exposés dans Lincoln.

Le prologue lapidaire, seule scène de guerre de tout le film, suffit à enraciner dans notre esprit l’atrocité du conflit en cours, dont la poursuite entraînerait des milliers d’autres morts cruelles. Concernant les autres effets d’un revers, ou d’un morcellement, du plan de Lincoln, le film laisse à ce dernier le soin de les expliciter, au cours de formidables scènes de dialogues. Le personnage et le film y prennent le temps de nous expliquer distinctement pourquoi tout doit être mené de front, car sinon rien ne sera fait pour durer. En nous instruisant des dangers, Lincoln fixe le cadre d’un suspense majeur ; en n’escamotant rien des contorsions éthiques inévitables au succès de l’entreprise, il rend les manœuvres tactiques pareillement passionnantes, et porteuses d’une ambiguïté réfléchie et bienvenue. Le film de Spielberg, qui tient l’intelligence de son public en haute estime, est une superbe leçon de politique parce qu’il la donne à voir dans sa grandeur autant que ses compromissions. Et ce, jusque dans le personnage de Lincoln, à la fois guide émérite, digne de son statut d’idole intemporelle, et politicien rusé passé maître dans les arts troubles que sont la manipulation, la dissimulation, l’obstruction. Sa détermination à mener la bataille de l’abolition de l’esclavage vient ainsi de sa conviction profonde, de sa responsabilité à l’égard des citoyens qui l’ont tout juste réélu, mais aussi d’une opportunité – une bizarrerie protocolaire faisant que des députés vaincus au dernier scrutin siègent encore quelques semaines, et votent encore.

L’incertitude concernant leur avenir professionnel rend ceux-ci plus approchables, et plus achetables. Certains seront gagnés par la grandeur de la cause ; d’autres peuvent être corrompus, ou menacés. Et le Président n’a aucun scrupule à engager sous le manteau un groupe de lobbyistes pour mener ces basses œuvres, entre autres décisions répréhensibles en soi mais sans lesquelles l’utopie n’aurait aucune chance de devenir réalité. Stratège d’exception, il sait concevoir des coups bien à l’avance et définir la manière de les exécuter. Courageux, il l’est également doublement : il a le courage de vouloir le changement pour le bien commun, et celui d’accepter d’en passer par de mauvaises actions pour y parvenir. Sous sa tutelle (car aucun événement n’échappe à son approbation ou sa surveillance), Lincoln est un exposé de la démocratie fabuleusement complet et didactique, aussi éloigné du cours magistral édifiant et pesant que de la démonstration sommaire et approximative. Tout en préservant un ton ludique – on rit beaucoup – et optimiste, Spielberg ne fait aucune impasse sur les difficultés et les limites du système. Il montre comment tout repose justement sur ce double courage évoqué plus haut. Avec lui, rien n’est impossible, y compris redonner à l’égalité et à la justice leur force d’idéaux. S’il disparaît, même partiellement, rien ne protège la démocratie de l’immobilisme (si personne ne monte au créneau) ou du despotisme (si ceux qui s’affirment sont malintentionnés).

Lincoln lui-même frôle à plusieurs reprises la ligne jaune séparant la démocratie de la tyrannie. Et son allié politique Thaddeus Stevens, pourtant plus vertueux et progressiste encore, consent à pratiquer le parjure en pleine Chambre des Représentants s’il faut en passer par là. Spielberg nous dit que la démocratie, merveilleuse folie, miraculeuse aberration, est le reflet fidèle des hommes qui l’ont inventée : aussi pétrie de contradictions que riche d’espérances. Le message du cinéaste passe par un film presque parfait (les scènes dans la sphère privée du Président souffrent de la comparaison avec le reste), doté d’un humanisme magnifique car loyal et juste, fragile mais indéfectible. Tous les comédiens sans exception en sont investis, même si deux d’entre eux méritent d’être sortis du lot. Dans des quasi contre-emplois de good guys, Daniel Day-Lewis / Lincoln et Tommy Lee Jones / Stevens délivrent des interprétations incroyables, s’effaçant derrière leurs rôles respectifs et exaltant la grandeur d’âme de ceux-ci. La plupart du temps, Spielberg n’a tout simplement besoin de rien faire d’autre qu’enregistrer leurs performances, en en préservant l’intégrité : les nombreuses digressions (anecdotes, paraboles) de Lincoln, ou la remise par Stephens à sa compagne de l’acte de loi signé, moment le plus beau du film, douceur sublime qui rachète tous les malheurs endurés.

Une réponse à “Lincoln, de Steven Spielberg (USA, 2012)”

  1. moi dit :

    Certes mais que ce film est lent. Lenteur délibérément choisie je pense car Lincoln lui même est lent mais aussi pour mieux exprimer la gravité du sujet? des sujets? et être certain que nous avons bien compris? pour cela Spielberg n’hésites pas à nous répéter plusieurs fois les mêmes éléments (corruption des députés; réunification des états)
    Mais bon film dans la veine de la liste de Schindler, mais sans la fougue et le panache.

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