• Le gamin au vélo, de Jean-Pierre & Luc Dardenne (Belgique, 2011)

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Où ?

Au Majestic Bastille

Quand ?

Mercredi soir, à 22h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Evidemment, la transition soudaine entre The tree of life et Le gamin au vélo s’accompagne d’un changement d’échelle proprement vertigineux. Cependant, derrière l’opposition de façade entre l’emphase de Malick (son obsession de la transcendance, sa démesure formelle et narrative) et l’empirisme des Dardenne (qui observent, avec un traitement naturaliste et direct, une humanité aux prises avec des problématiques très concrètes), des liens solides existent en profondeur. Le plus important étant qu’il n’y a, dans un cas comme dans l’autre, aucun doute possible sur la foi que ces cinéastes portent envers leur art, et leur détermination à en tirer le meilleur. Malick et les Dardenne font, chacun à leur manière, du vrai cinéma, intense, puissant, pas un de ses ersatz laissant trop de place au laxisme dans leur écriture et/ou leur réalisation. Une autre correspondance entre eux concerne leur droiture indéfectible, à l’encontre des sujets ou des personnages qui animent leurs films. L’éventualité d’un compromis est inenvisageable, ce qui est une immense force mais aussi la source de faiblesses potentielles – le grand écart sidérant entre les différents segments de The tree of life, qui fait du film un monument difficile à cerner, en est évidemment le symbole pour Malick.

Chez les Dardenne, cette franchise s’exprime à un autre niveau, celui du destin de leurs protagonistes. Il y a en gros deux lignes de fuite possibles dans leurs récits. Le long de la première, fataliste, il est question de héros guidés par une volonté tellement puissante qu’elle ne leur appartient même plus, qui tient plus d’un instinct prééminent, quasi animal. Le nœud du drame se resserre alors autour de l’opposition violente entre cette détermination butée et le monde réel qui est tout aussi rude, inflexible. Cette route, même si elle les a menés à la plus grande reconnaissance (leurs deux Palmes d’Or pour Rosetta et L’enfant), n’est pas celle sur laquelle j’apprécie le plus de suivre les Dardenne. Ce qui s’y trouve mis en jeu est trop binaire, trop rigide, trop prévisible dans son écoulement tragique. Efficace, juste, mais entravé par la trivialité des enjeux. Il y a de cela dans Le gamin au vélo, dans l’état de départ du personnage de Cyril, le gamin. Les premières scènes ne nous le présentent qu’au travers de son obsession à retrouver son père, qui l’a abandonné à un foyer, et à récupérer son vélo, qu’il n’a pas pu prendre avec lui. Il se cogne à ces manques, à son incapacité à les dépasser, au système, et repart après chaque rebuffade tête baissée à l’assaut du même mur.

Cette partie-là du film atteint donc vite ses limites. Heureusement elle n’est qu’un tremplin pour un récit bien plus mémorable et bouleversant, qui embraye sur l’autre orientation scénaristique présente au sein de l’œuvre des Dardenne. Dans celle-ci, humaniste, le personnage borné et ostracisé (les deux états s’alimentant mutuellement) est mis en présence d’un soutien providentiel, qui ne lui procure pas une garantie de succès sur les forces antagonistes mais – et c’est déjà énorme – l’assurance d’une écoute, d’une compréhension, d’une fraternité contre vents et marées. Comme toute relation humaine, fondamentalement fragile et immatérielle face à la dureté bien concrète des épreuves de la vie, ce soutien est à la fois un radeau bien frêle au milieu de la tempête et une planche de salut inestimable. En outre, du point de vue du cinéma, il multiplie de façon exponentielle les potentialités du scénario selon que les progrès et les revers des deux personnages se conjuguent ou sont déphasés. Les meilleures scènes du Gamin au vélo sont indéniablement celles alimentées par cette dynamique de duo, entre Cyril et la jeune femme qui accepte de l’accueillir les week-ends, Samantha ; mais également quand Cyril, encore indécis quant à la vie qu’il souhaite mener (un luxe que son jeune âge lui permet et qui est l’enjeu central du récit), gravite autour d’autres pôles d’attraction, son père ou un caïd de la cité. Les multiples talents des Dardenne tournent alors à plein régime. Talent pour la caractérisation des personnages, qui sonnent tout de suite vrai dans leur panachage de qualités et de défauts ainsi que dans leur ancrage social et temporel – l’intégration des technologies modernes, téléphones portables, jeux vidéo, à la narration est à ce titre d’une rare justesse. Talent pour la structuration de l’intrigue, dans laquelle l’alliance de surgissements foudroyants (chaque rencontre entre Cyril et une personne qui va marquer son parcours est traitée de cette façon, superbe), d’ellipses surprenantes – l’acceptation de Samantha – et de moments où le temps se suspend – la chute finale – produit une maîtrise de la durée et de l’espace digne des thrillers les plus efficients. Talent pour la direction d’acteurs, enfin, les réalisateurs ayant l’œil pour mettre chacun d’entre eux à une place qui lui convient idéalement, où l’adéquation entre le comédien et son rôle est totale : c’est une nouvelle fois le cas ici pour Jérémie Rénier, un de leurs collaborateurs fidèles, et ça l’est tout autant pour la nouvelle venue Cécile de France, parfaite en fille tout simplement normale.

Cette normalité de Samantha est le pilier du film, car grâce à elle se réinvente ce concept du soutien cher aux Dardenne. L’entraide n’est plus le résultat du devoir (dans Le fils, le patron qui accepte d’intégrer à son entreprise un jeune sortant de prison) ou de l’attente d’un profit (dans Le silence de Lorna, où la réussite du mariage arrangé dépend directement de la survie de l’individu aidé) ; de la part de Samantha envers Cyril elle naît comme ça, inaltérée, étant elle-même sa seule finalité. Ce postulat de départ « énorme » qu’est l’émergence d’une pure bonté est précisément ce qui permet au film de s’élever si haut dans sa dernière partie ; une manière d’opérer qui rappelle celle des classiques de Capra par exemple, eux aussi au premier degré, eux aussi profondément humains. Débarrassés de tout surpoids narratif, les Dardenne peuvent se concentrer entièrement sur le fait que la plus belle chose à laquelle peut aspirer un personnage tourmenté est bel et bien une normalité tranquille, sereine, et qui est donc ici accessible à Cyril. Le clivage entre ce désir pour le futur et les démons du passé est à la jonction entre le polar et le drame moral. Le gamin au vélo mène brillamment les deux de front, générant dans le même mouvement un suspense terrible et une réflexion puissante sur la notion de pardon. Sur ces deux aspects, jamais le film ne dérape dans la démonstration édifiante, assurément parce que les Dardenne font – on y revient – du cinéma, pur et dur. L’histoire qu’ils nous racontent fonctionne et nous remue car la mise en scène ne triche pas, mais colle à l’échelle intime du drame par la répétitivité des lieux, des rencontres, des emplois du temps. C’est ainsi que la leçon d’humanité qui nous est tendue devient bouleversante. Et exemplaire : au détour de celle-ci une simple scène, cristalline, avec quatre personnes assises autour d’une table, suffit aux cinéastes à tordre le cou aux débats méprisables sur la pertinence d’une justice spécifique pour les mineurs. Merci.

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