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- Cosmopolis, de David Cronenberg (France-Canada-Italie-Portugal, 2012)
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Au cinéma le Star, à Cannes, en marge du Festival
Quand ?
Vendredi, jour de la sortie, à 14h
Avec qui ?
Seul
Et alors ?
Contrairement à ce que laissait concevoir son sujet et entrevoir sa bande-annonce, Cosmopolis est extrêmement proche du précédent film de David Cronenberg, A dangerous method. Tous deux sont liés par une même obsession pour la parole humaine, et l’illusion de puissance et de contrôle qu’elle donne à ceux qui ont l’intelligence requise pour l’exploiter en profondeur. Les colosses aux pieds d’argile de A dangerous method étaient les bâtisseurs de la psychanalyse Freud et Jung, à la veille de la Première Guerre Mondiale ; dans Cosmopolis, situé un siècle plus tard, le héros se prenant à tort pour un surhomme car il est supérieur aux hommes se prénomme Éric, c’est un génie des maths devenu multimilliardaire. Autour de lui, comme autour de Freud et Jung, le système dominant pour penser et conduire le monde est sur le point de s’effondrer, et comme dans A dangerous method cette décadence n’apparaît que dans les marges d’un récit fait à la première personne, depuis le point de vue de quelqu’un qui ne peut ni ne veut croire à cette cassure.
Le cloisonnement d’Éric, fil directeur de Cosmopolis, nous est imposé violemment dès la deuxième scène du film, qui a valeur d’injonction cinglante. Elle nous projette en sa compagnie à l’intérieur de sa limousine géante, caisson parfaitement isolé des sons du monde extérieur et où ne résonnent que sa voix et celles de ses collaborateurs et proches qui s’y succèdent. L’état binaire d’existence de ces derniers, qui « sont » ou « ne sont pas » dans la limousine (il n’y a aucune scène de transition nous les montrant entrer ou sortir), renforce encore l’atmosphère d’angoissante étrangeté qui émane de Cosmopolis, née de l’impression d’être déplacé à l’écart de notre monde. Celui-ci n’existe essentiellement qu’en tant que projection sur les vitres de la limousine, au sens de projection cinématographique – la quasi absence de connexion physique entre les deux espaces, le dedans et le dehors, atteignant son paroxysme lors de la traversée par la limousine d’une manifestation rageuse. Selon les moments, la limousine s’apparente à un cercueil, ou un utérus ; deux lieux en dehors de la vie. Les discussions longues et exigeantes qui y prennent place sont elles-mêmes au-delà de l’humain, qu’elles traitent de la relativité de l’écoulement du temps, des mécanismes invisibles de la finance, de la psyché de notre espèce.
Dans sa première partie Cosmopolis nous heurte ainsi de plein fouet comme un objet théorique, nu, à la frontière du conceptuel. Sa forme est à l’avenant, puisque dans la continuation de ses derniers longs-métrages (A dangerous method, et avant A history of violence et Les promesses de l’ombre) Cronenberg s’en tient aux figures de style les plus basiques, aux plans les plus stricts et neutres. J’avais écrit que A dangerous method constituait un aboutissement de cette nouvelle façon de faire développée par le cinéaste ; en allant plus loin dans la même direction, Cosmopolis dépasse le point de non-retour. En résulte d’abord une sidération froide, terrifiante : être à bord de la limousine revient à être projeté hors de notre corps, de notre âme, de notre humanité que l’on observe soudain d’un point de vue extérieur, à travers les vitres blindées. Mettre le spectateur à bord de la limousine, est l’équivalent moderne des scènes des récits de l’Antiquité qui nous introduisent dans l’intimité des Dieux discourant sur l’humanité et décidant de son sort.
Mais dans un deuxième temps, cette singularité du film se retourne contre lui de façon tout aussi sévère. Dès lors qu’il se confronte au monde réel, Cosmopolis est terrassé sur le champ par la dévitalisation qu’il impose à tous ses protagonistes en les transformant en purs êtres de parole. Ils n’ont ni densité, ni propension à agir, et pourtant Cronenberg cherche à les faire agir, et ressentir des émotions, mais toujours au travers du seul langage. Ça ne marche tout simplement pas, et le film s’effondre brutalement, passant de fascinant à inconsistant. Du moment où Éric sort de la limousine, et jusqu’à la fin, son verbiage et celui des ersatz d’humains qu’il croise ne fait plus que tourner à vide. Certains avaient ressenti ce mal du nouveau cinéma de Cronenberg, cérébral et sec, dans A dangerous method ; Cosmopolis me fait atteindre ce même état de rejet, et d’ennui profond. Il me semble que cette aridité érigée en style ne fonctionne que si elle est en phase avec son propos : c’était le cas dans A dangerous method, où il est question d’une société qui réfrène toute pulsion, tout écart à la norme, et encore dans la première moitié de Cosmopolis, qui allégorise le fossé existant entre les cerveaux aux commandes du capitalisme et tous les autres. Mais ce n’est plus le cas quand Cronenberg se met en tête d’humaniser ces cerveaux, et de symboliser la crise du capitalisme. En plus, sur ce second point, il ne fait qu’enfoncer des portes depuis longtemps ouvertes. Le début du krach des subprimes et de la prise de conscience à grande échelle que l’on marche au bord du précipice remonte à bientôt cinq ans… Écrit en 2003, le roman de Don De Lillo était peut-être visionnaire ; son portage à l’écran en 2012 devient à la traîne.