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- Cannes, 22 mai : Amour, de Michael Haneke et La chasse, de Thomas Vinterberg
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Couché à 3h du matin dans la nuit de lundi à mardi après Ai to Makoto, j’ai évidemment fait un début de journée light le lendemain, ne commençant qu’à midi et par un film d’une durée d’une heure : Fogo (à la Quinzaine), du nom de l’île située au large de Terre-Neuve où le film prend place. Ce qu’a mis en place la réalisatrice Yulene Olaizola échappe aux classifications habituelles, on pourrait le définir comme une fiction documentaire. Tout y est scripté et joué, mais par des habitants de l’île et à partir de leur quotidien véritable. Olaizola nous convie en leur compagnie à un double voyage au bout du monde, à la fois géographique, l’île étant loin de tout, et temporel – la communauté qui y vit est en fin de course, ses membres quittent les lieux les uns après les autres, laissant à ceux qui restent encore un espace toujours plus moribond. De la puissance du réel, Fogo tire ce que tous les films sont loin d’avoir : une âme. Le simple fait de poser une caméra dans un lieu si reculé, d’enregistrer ce qu’y est la (sur)vie dans une nature non domestiquée, où la mise en place de la civilisation est restée à son stade le plus sommaire (la construction des maisons, les provisions de nourriture), est un geste marquant. Fogo laisse ainsi une trace sensorielle en nous, qui perdure même lorsque du temps et d’autres films sont passés depuis sa découverte. Et même si cette beauté rugueuse et cafardeuse nous parvient sous une forme un peu fanée, car Olaizola a parfois tendance à forcer le trait, à surligner à l’excès la valeur de son matériau. La captation simple tourne alors à la pose exagérée.
Ma journée est devenue encore plus tranquille que je ne le désirais quand je me suis fait refouler à l’entrée du théâtre de la Licorne pour la séance de rattrapage du film noir indien Peddlers, passé la veille à La Semaine de la Critique. Motif : trop de groupes scolaires, lesquels ont la priorité dans les séances Cannes Cinéphiles en journée. Je préfère cette raison-là à un excès de VIP. C’est tout de même à la Licorne que j’ai complété mon programme du jour en enchaînant en soirée deux films de la compétition officielle, Amour de Michael Haneke et La chasse de Thomas Vinterberg. L’un et l’autre ont été très bien reçus lors de leur passage au Palais des festivals et font donc figure de candidats sérieux à une place au palmarès. Concernant le premier, il ne faut chercher nulle malice dans le titre du nouveau film d’un cinéastes considéré comme faisant partie des plus sadiques et méprisants envers ses semblables (Funny games, sa Palme d’or Le ruban blanc). Haneke aspire bel et bien à nous parler d’amour, à faire étalage de bonté. Pour ce faire il nous enferme, pardon nous invite dans l’appartement d’un couple de vieux, Georges et Anne, Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva. Sa santé à elle se détériore inexorablement au fil du récit, jusqu’à l’issue fatale, mais ce que nous suivons est moins son calvaire que la continuation par son mari de leur histoire d’amour, coûte que coûte, en dépit de ces évolutions jamais favorables. L’exercice ne manque assurément pas de douceur, ni d’audace. La douceur naît essentiellement de l’interprétation des deux comédiens, qui font des merveilles des beaux moments d’intimité simple écrits par Haneke. L’audace est entièrement le fait de ce dernier, seul responsable de la composition du film à rebours des habitudes – avec les mourants et non avec le personnage de la fille du couple, refusant le tragique de la situation au profit d’une chronique presque routinière. Mais quelque chose me dérange dans le film, et m’empêche de souscrire entièrement à la conversion de Haneke. J’ai l’impression que lui-même ne ressent pas réellement d’amour, d’empathie envers qui que ce soit. Ses personnages, il les manipule – voir les ellipses arbitraires qui font chuter de plusieurs crans d’un coup l’état de Anne, ou le second rôle bâclé de l’infirmière méchante – ; son public, il le toise, comme une assistance inférieure à instruire et ce par des moyens sévères. Je ne peux m’empêcher de voir revenir régulièrement dans Amour une envie de nous infliger quelque chose, de nous élever par la souffrance, la douleur. Ce n’est pas forcément un mal en soi (je trouve cela très efficace dans des films comme La pianiste et Caché), mais ici ça ne colle pas au sujet, à l’intention affichée, et même ça la dessert. Haneke voudrait nous parler d’amour en usant uniquement d’intelligence, jamais d’empathie, ce qui donne un côté clinique au film (les plans serrés sur les visages sont très rares, et pourtant ils sont à chaque fois puissants). Et réduirait presque les personnages à des figures illustratives, façon docu-fiction de soirée tv thématique sur les soins palliatifs.
Il y a un peu le même phénomène à l’œuvre dans La chasse. Le sujet brûlant de société y est cette fois la psychose de la pédophilie, et les accusations à tort qu’elle entraîne à la manière de l’affaire d’Outreau. Lucas, employé dans un jardin d’enfants, fait face à de telles charges venant d’une, puis de plusieurs gamins. Le film enregistre méthodiquement et froidement les ravages que cela cause dans sa vie, après avoir pris un malin plaisir à lui faire atteindre juste avant cet incident un état de bonheur sans nuages. Cette première partie, assez longue, de description de l’existence d’un homme comblé et de la communauté sympathique dans laquelle il est intégré sonne juste, dans les rapports humains, dans le ton qu’elle adopte. La chasse est alors déjà sur de bons rails, puis arrive une scène qui m’a véritablement attaché au film : celle de l’interrogatoire de la petite fille à l’origine du scandale, par des adultes qui veulent en savoir plus. Et même, en réalité, à qui il a suffi d’entendre une accusation sommaire (et fausse) pour écrire d’eux-mêmes un scénario complet d’abus et être immédiatement convaincus de sa réalité. Ils ne veulent donc pas voir les tentatives de la gamine de se rétracter, et quand celle-ci le comprend elle donne aux adultes ce qu’ils attendent afin d’en finir au plus vite avec cette corvée des questions : un assentiment à leurs questions qui sont en réalité des affirmations. La séquence est remarquable car la fille ne dit rien, tout ce qu’elle fait consiste à hocher la tête sans même forcément comprendre ou écouter ce qu’on lui dit. Vinterberg réalise là une très belle illustration de l’effet secondaire dévastateur d’une peur panique : être presque satisfait, soulagé quand surgit dans vos vies la source de votre terreur, car elle s’en trouve ainsi légitimée. Vous aviez bien raison d’avoir peur, puisque cela s’est effectivement produit. Et vous transformez, sans réfléchir, la possibilité de cette présence du « démon » en une certitude aveugle. Une fois cette faille ouverte dans son récit, La chasse déroule son programme cauchemardesque selon une narration solide et une mise en scène efficace. C’est du cinéma assez académique, sans surprise, mais qui tient la route. Les choses se gâtent quand arrive le bout de la route, le retour à la raison. Vinterberg semble alors se prendre lui-même au jeu qu’il dénonce chez ses personnages : il est comme déçu que le cauchemar s’arrête. Il cherche à le prolonger dans une succession de scènes de confrontations forcées, sans intérêt et même pour le coup tendant vers la caricature excessive que le film évitait auparavant. À ce petit jeu La chasse s’égare, jusqu’à une conclusion qui tient plus du court-métrage que du long. Du coup, même si en en sortant j’ai trouvé le film globalement bon, j’ai peur qu’à terme cette absence de second souffle, et donc de portée, refroidisse mon enthousiasme.