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- Black swan, de Darren Aronofsky (USA, 2010)
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Au Grand Rex, où le film était présenté en avant-première (sortie le 9 février) et en VO, proposition trop rare dans cette salle
Quand ?
Mardi soir
Avec qui ?
MaFemme et deux amies à elle
Et alors ?
Il y a deux Darren Aronofsky. Celui qui raconte des histoires de personnages tentant de survivre (Pi, Requiem for a dream, The wrestler), et celui qui s’attache à des individus occupés à traquer l’absolu : The fountain, Black swan. Le premier m’enthousiasme autant que le second me laisse perplexe. Car dès que plus rien ne l’oblige à garder les pieds sur terre, Aronofsky se laisse envahir par un lyrisme aussi dérégulé que le capitalisme moderne, et tout aussi ouvert aux débordements et aux déséquilibres les plus excessifs. Dans de tels films, sa mise en scène avance sur un fil tendu au-dessus du vide, sans filet de sécurité. Et la décision de savoir si elle arrive à bon port de l’autre côté du gouffre, ou si au contraire elle s’écrase lamentablement au fond, fait considérablement appel à la subjectivité du spectateur. J’avais pour ma part trouvé que The fountain voguait le plus souvent aux confins du ridicule. Black swan m’a plus accroché – je peux même passer du relatif à l’absolu et dire, Black swan m’a accroché. Bien qu’une fois encore je ne sois pas convaincu par l’esprit qui anime Aronofsky lorsqu’il passe en roue libre. Ce qui distingue Black swan de The fountain est certainement qu’il se situe dans le monde réel, que seule la perception et l’esprit malades de l’héroïne altèrent ; cela maintient un point d’attache fixe auquel le film peut s’amarrer tout en déroulant son histoire de folie destructrice.
L’héroïne folle est Nina, danseuse au sein d’une troupe de ballet qui se voit offrir son premier rôle d’importance à l’occasion d’une reprise du Lac des Cygnes. L’obsession de la perfection technique et personnelle que lui a inculquée sa mère, elle-même ancienne danseuse classique dont la carrière fut anonyme, a transformé Nina en robot focalisé sur les entraînements et l’hygiène de vie. Ce stéréotype de l’enfant artiste instrumentalisé par des parents étouffants et n’ayant jamais appris à jouir de la vie n’est pas le seul à arpenter le script de Black swan, dans lequel on trouve également le personnage de metteur en scène et pygmalion français donc lubrique, le brouillage de la frontière entre la réalité et l’œuvre que l’on interprète, le mouvement d’attraction-répulsion entre deux danseuses rivalisant pour le même rôle… Aronofksy décide d’assumer crânement le tout dans sa réalisation et sa conduite du récit, avec des fortunes diverses. Par exemple, son idée de reprendre à son compte les codes de mise en scène d’un ballet parce que, et bien, le film traite de ballet, donne un résultat ton sur ton qui ne brille pas par sa finesse. En particulier quand elle mène au réflexe pavlovien de pousser à fond le volume de la musique pompière dès qu’une scène labellisée « intense » surgit. Dans le même genre le passage dans la discothèque est particulièrement raté ; et pourtant, preuve du tempérament bipolaire du cinéaste, la fin de cette même séquence devient d’un seul coup fascinante et haletante lorsqu’Aronofsky substitue le glauque et la panique (on se croit soudain devant Irréversible) à l’hystérie.
L’autre cause d’agacement contenue dans Black swan est son traitement de l’enjeu sexuel, qui ne déborde jamais hors du cadre de la pudibonderie wasp. A force de refus devant l’obstacle et d’échappatoires décevants – un gag de teen movie, une scène très crue transformée a posteriori en rêve –, apparaît une lecture possible des aspects tragiques du destin de Nina selon laquelle ils seraient la conséquence de son désir d’éveil sexuel. Mieux vaut en fait ne pas trop réfléchir pour apprécier Black swan (sur le caractère purement utilitaire des seconds rôles, également), et embrasser entièrement l’autre face de la mise en scène d’Aronofsky ; celle qui prend tout de vitesse dans sa course furieuse jusqu’aux confins de la folie de son héroïne. Pour alimenter cette machine brutale, le réalisateur multiplie les emprunts à de grands noms du cinéma de l’aliénation : De Palma pour la folie de l’entourage (l’envers du décor dément dans Phantom of the Paradise, la mère névrosée de Carrie), Cronenberg pour la folie physiologique (la métamorphose cauchemardée par Nina rappelle fortement La mouche), Lynch pour la folie psychique (les calvaires schizophrènes de Lost highway ou Mulholland Drive). Il n’y a rien de réellement neuf dans Black swan, mais le cinéma est aussi un art de l’inspiration prise chez les autres et on fait difficilement mieux que ce trio de maîtres comme source à laquelle puiser.
Les emprunts fonctionnent d’autant mieux à partir du moment où Aronofksy se met à les agglomérer, et à augmenter la fréquence de ces coups de folie jusqu’au point de non-retour où la réalité sensée est réduite à la portion congrue. Le dernier acte de Black swan se déploie sur cette base, pour un résultat presque aussi excessif et outrancier que la prodigieuse dernière demi-heure de Requiem for a dream. Aronofsky balaye toutes les éventuelles réserves que l’on pouvait avoir sur son film, et rappelle qu’il appartient au cercle très fermé des cinéastes capables de sublimer le grand-guignol tragique et d’en tirer une expérience intense, viscérale. L’ascension de son œuvre vers le climax ne s’interrompt qu’au tout dernier moment, lorsque le rideau tombe sur Nina ; et à ce moment, on est pleinement et indiscutablement conquis par ce qui vient de se dérouler sous nos yeux. Plus tard, quand l’exaltation de l’instant retombera, cette sensation se transformera en le souvenir d’un plaisir coupable. Mais plaisir quand même.
[...] la plupart des films du genre s’arrêtent avec la mort du fantasme (ce sera encore le cas de Black swan dans quelques semaines), Propriété interdite s’engage dans une voie encore plus [...]