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Je ne trouve pas mieux que cette formule en exergue de la nécro du NME consacrée à Tony Scott, alors je la reprends à mon compte. Pas mieux, pour faire cohabiter le souvenir de l’énergie déchaînée et communicative qui jaillissait des films du cinéaste, et le malaise cafardeux de l’instant présent suite à la nouvelle que sa mort est le fait d’un suicide en bonne et due forme. C’est toujours une remarque tarte que de dire que l’on ne s’y attendait pas lorsque quelqu’un décide d’en finir ainsi, mais pour Tony Scott c’est aussi la vérité au vu de ce qu’il nous clamait via son médium d’expression, le cinéma qu’il avait fini par choisir après s’être essayé à la peinture, puis à la pub au sein de la société montée par son frère Ridley.
La carrière de Tony Scott resta longtemps dans l’ombre de celle de Ridley, qui profita rapidement (et profite encore) de la rente de ses deux chefs d’œuvre précoces Alien et Blade runner. Après un premier long ambitieux devenu culte sur le tard, mais qui fut sur le moment un échec (le film de vampires Les prédateurs, avec David Bowie et Catherine Deneuve), Tony Scott resta pendant longtemps au service des stars du cinéma d’action plutôt que de l’épanouissement de son talent propre. La faute à la combinaison de l’échec des Prédateurs et du succès intersidéral du film suivant, un certain Top gun. Après celui-ci, Scott fut à nouveau convié à contribuer au rayonnement de Tom Cruise (Jours de tonnerre), et d’autres acteurs alors qu’ils se trouvaient au zénith : Eddie Murphy (Le flic de Beverly Hills 2), Kevin Costner (Revenge), Bruce Willis (Le dernier samaritain), Wesley Snipes et Robert De Niro (Le fan)… Scott n’a pour autant jamais été un « yes man » servile et corvéable à merci, mais il devait alors sans cesse concilier ses aspirations et les sollicitations extérieures.
La première vraie bouffée d’air est arrivée au début des années 90, lors d’une double collaboration avec le Quentin Tarantino d’avant Pulp fiction. Scott a mis en scène son scénario de True romance, et a profité de sa réécriture non créditée du script d’USS Alabama. L’un et l’autre sont les deux premiers films notables du cinéaste, et le tournage du second lui fit croiser la route des deux comédiens qui participeront à tous ses autres films mémorables qui suivront (sauf un) : Gene Hackman et Denzel Washington. Laissons ce dernier de côté pour le moment, car c’est Hackman qui revient le premier en piste en 1998 avec Ennemi d’état, le tournant dans la filmographie de Scott. Il y fait une nouvelle fois tourner l’acteur en vogue du moment, Will Smith, qui sort d’un combo Independance day – Men in black ; mais cette fois-ci, il parvient à faire du film et de la mise en scène les stars. Le comédien n’est qu’un auxiliaire du mouvement permanent, un pion que l’on déplace de scène d’action en scène d’action et qui subit toute la puissance de feu de celles-ci. L’acteur devient un raccord, entre la démonstration de force que le réalisateur veut produire et l’œil du spectateur qui va la recevoir. Au passage, grâce à son script particulièrement malin couplé à l’élan dément que lui confère Scott, Ennemi d’état se fait l’annonciateur de deux phénomènes connectés : le cinéma d’action des années 2000, et l’accélération brutale de nos vies et de nos paranoïas par l’irruption des réseaux et de la viralité.
Les années 2000, venons-y. Après un dernier contrat mainstream, pour le projet à la logique typiquement hollywoodienne Spy game (le film d’espionnage Ennemi d’état avec Will Smith et Gene Hackman a marché, alors reconduisons la recette avec un nouveau duo jeune/ancien, Brad Pitt et Robert Redford), Tony Scott coupe les ponts. Il part réaliser – et produire, pour la première fois de sa carrière – dans son coin des films d’action incendiaires, kamikazes, qui se tiennent à la lisière de l’expérimentation formelle. Il entame, à soixante ans, sa jeunesse de cinéaste déraisonnable. Denzel Washington, désormais lui aussi « vieux » (au-delà de la cinquantaine), devient son plus fidèle allié et son meilleur atout dès la première bombe, Man on fire. Cette histoire enragée de vengeance après un kidnapping, située à Mexico City, a fait hurler à la mort tous les rangs de la critique bien-pensante et institutionnelle, qui y a vu un brûlot fascisant doublé d’une bouillie visuelle insoutenable. Le film n’est ni l’un ni l’autre, c’est une déflagration viscérale, outrancière, cohérente entre le fond et la forme car plastiquement courageuse, novatrice, tranchante par sa façon d’agréger et de fusionner tous les moyens de transformer un flux d’images. C’est un choc comme la série B (et plus bas) ne nous en avait plus offert des masses depuis les films d’horreur des années 70. Et de mon point de vue le meilleur film de son auteur.
Dans sa lancée insensée, Tony Scott poussa encore tous les leviers de l’excès un cran plus loin avec le foutraque, fulgurant, fondamentalement de mauvais goût Domino, dont ma critique est à lire ici. Puis Denzel Washington et son sourire unique au monde revinrent jouer les excellents premiers rôles, dans les non moins excellents Déjà-vu et Unstoppable (pour le bien de tous, on fermera les yeux sur l’erreur que constitua entre ces deux-là L’attaque du métro 123). Ces deux films sont en apparence plus classiques que les précédents, mais Scott s’y montre toujours aussi alchimiste et aventureux. Il y passe à la moulinette de sa mise en images pleine de bruit et de fureur des genres établis – la science-fiction et l’enquête policière dans Déjà-vu, le film d’action en temps réel et la lutte entre l’homme et la machine dans Unstoppable –, pour un résultat dans les deux cas probant, jubilatoire, et même émouvant (la romance en filigrane de Déjà-vu). Ce qui me ramène à mon point de départ : l’impuissance à accorder le suicide d’un metteur en scène avec le fait que son ultime film se nomme Unstoppable. Reste à espérer qu’où que vous soyez, Mr. Scott, ce qui vous a poussé à ce geste n’est plus là pour vous accabler.