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- Un cas d’école : Entre les murs, de Laurent Cantet (France, 2008)
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Où ?
Au ciné-cité Bercy, dans une grande salle moyennement remplie
Quand ?
Mercredi soir, à 22h(30 en fait, après un interminable tunnel de bandes-annonces franco-franchouillardes), après un 1er film à la cinémathèque juste à côté (Clockers, de Spike Lee)
Avec qui ?
Ma femme
Et alors ?
Parlons cinéma, un peu. Chose qui a été, est et sera assez peu faite au sujet d’Entre les murs – long-métrage tellement accompli, intègre, et à l’effet de miroir tellement
efficace qu’il est difficile de trouver un avis le concernant dans lequel il est plus question de ce qu’untel pense du film que de ce qu’il pense des personnages ou de l’éducation nationale. Le
défi auquel le film sera confronté sur le long terme sera d’ailleurs celui-là : se déporter du champ de l’actualité immédiate (et éphémère) vers celui de l’histoire du cinéma, où devrait en
théorie l’attendre une bonne place.
Tout au long de ses 2 heures et de son année
scolaire, Entre les murs déroule avec assurance l’évidence de son concept. Avant toutes les considérations de fond, ce sont 2 idées de cinéma qui forment la base du film : 1)
ne jamais sortir de l’enceinte du collège (voire de la classe de 4è dans laquelle François, le prof et personnage principal, donne son cours de français) et 2) filmer « à
l’horizontale ». C’est-à-dire sans point de vue prédéfini, qui orienterait le notre dans le cadre d’une démonstration. Toutes les scènes, tous les personnages sont filmés à la même distance,
et selon le même axe. Même distance : au plus près, sans recul, pour faire ressentir l’urgence, le non-droit à l’erreur qui se jouent à chaque seconde dans ces relations ultra-codifiées et
pourtant imprévisibles entre prof et élève, autorité et affirmation, savoir et intuition, règles et libre-arbitre. Même axe : la ligne droite, l’horizontale, sans que jamais ne transparaisse
visuellement l’éventuelle supériorité d’un personnage ou l’infériorité d’un autre. Les compteurs sont constamment remis à zéro en temps réel, aucun rapport de force durable ne se fige au sein de
ce mouvement perpétuel d’emballement que la mise en scène réussit à transmettre sans déperdition d’énergie.
C’est assurément cette situation sociétale particulière au monde scolaire qui a intéressé Laurent Cantet dans le livre (du même nom que le film) de François Bégaudeau (qui joue le rôle du
professeur) : dans aucun autre lieu les notions majuscules d’égalité, de justice, de liberté -celle qui élève, et celle qui s’arrête là où celle des autres commence – ne sont mises en
pratique avec une telle pureté théorique. En poussant dans cette voie, Cantet a fait le choix de bouleverser en profondeur l’équilibre du film par rapport à celui du livre. Ce dernier était
subjectif, contant l’expérience d’un individu précis – le professeur – au milieu des collègues et élèves. Transposé à l’écran, Entre les murs donne une place équivalente à tous.
Le film y gagne l’ouverture sous ses pieds de 2 domaines qu’on n’avait pas senti venir, et dont les potentialités sont immenses. Tout d’abord, le fait que chaque protagoniste amène avec lui les
problèmes de sa vie hors des murs du collège – c’est l’aspect, prévisible, « boule à neige » du film. De l’affirmation d’une identité propre (par les vêtements, le sport) aux expulsions
de sans-papiers, le champ des thèmes évoqués est vaste. Cantet échappe toutefois au piège de la pesanteur, en ne s’étendant jamais au-delà du nécessaire et en traitant chaque sujet sous la forme
d’une question ouverte. L’exemple le plus marquant de cette méthode est la courte discussion entre professeurs sur… la hausse des prix de la machine à café. Des termes devenus trop courants
(« rentabilité », « prestataire »…) apparaissent, rendent la chose soudain moins triviale. Et la scène se conclut sur une interrogation adressée autant aux personnages
qu’aux spectateurs : « ça choque personne, cette demande de rentabilité ? ».
Le second point est, à l’image de l’autre grand film français de ces derniers mois qu’est La graine et le mulet, une réappropriation aussi improbable que brillante et complètement personnelle d’un champ d’action d’ordinaire réservé
au cinéma américain. Chez Kechiche, c’était l’application de l’exacerbation dramatique et formaliste des grandes épopées au destin d’un immigré mis en préretraite forcée ; pour Cantet, il s’agit
de la mise en situation concrète des duels philosophiques intemporels entre le bien et le mal, la justice et la vengeance, le libre arbitre et la vie en société. Ce qui est outre-Atlantique
matière à d’innombrables films de gangsters et de super-héros se trouve soudainement traité dans l’enceinte d’une salle de classe. De l’infiniment commun à l’infiniment éclairé, du local (l’état
des lieux du système social et scolaire de la France) au global (la réflexion morale à la portée universelle), le chemin sur lequel nous entraîne le cinéaste est stupéfiant.
La simplicité de façade des principes de mise en scène listés plus haut, et la profondeur thématique qu’ils permettent, ressemblent à celles qui ont fait le lit de nombre de longs-métrages
majeurs dans le passé. La combinaison des deux génère un vertige sans limites (qui crée une adhésion immédiate – le genre qui débouche sur une Palme d’Or à l’unanimité), tour à tour réjouissant
ou terrifiant selon que les cours et discussions qui se déroulent sous nos yeux prennent une bonne ou une mauvaise tournure. En sport, on dirait que François pratique un jeu d’attaque ambitieux,
créatif, mais périlleux : il peut tout aussi bien parvenir à déborder brillamment la défense accrocheuse des élèves que perdre soudainement l’avantage et concéder un contre éclair. Ciselée
avec soin, la mécanique brillante qu’est le scénario d’Entre les murs commence par exposer les règles tacites de ce ping-pong oral dans des situations « à blanc », sans
conséquences majeures – l’intérêt de l’imparfait du subjonctif, les rumeurs sur l’homosexualité présumée de François. Puis la tension monte, peu à peu, les positions se radicalisent et les
animosités se cristallisent autour de la personne de Souleymane, élève en rébellion totale contre l’école, l’autorité, la classe. Une implosion s’étirant sur la durée, en 3 temps, constitue
le point d’orgue de cette percée dramatique : un conseil de classe houleux, un dérapage verbal de François puis physique de Souleymane en classe, et enfin une discussion à bâtons rompus, sans
filet, sur le terrain des élèves (la cour de récréation) et non plus du prof (la salle de classe).
Ce climax purement oral, saisissant de par son énergie brute, est un accomplissement pour tous, dialoguiste, acteurs, réalisateur. Dans la forme, il est la preuve éclatante – s’il en
était encore besoin à ce point du film – de la réussite cinématographique indiscutable qu’est Entre les murs. Sur le fond, cette scène marque également un sérieux coup d’arrêt
infligé à la méthode d’enseignement choisie par François – sérieux, mais en aucun cas définitif. Je reviens à ce que j’ai dit plus haut : Cantet n’assène pas d’opinion, ne démontre rien. Il
montre. Il ne répond pas, il questionne. François est un personnage complexe, ni héros ni dans l’erreur ; un cas d’école dont les qualités (intelligent, ouvert au dialogue, confrontant en
permanence ses certitudes à la réalité) et les défauts (travaillant farouchement en solo, orgueilleux) prennent tour à tour le dessus. Le souci d’exigence et d’exhaustivité à l’œuvre dans
l’évocation de sujets de société se retrouve dans l’observation de la question pédagogique. De succès en échecs, de rires en coups de stress, Entre les murs échappe aux pièges de
l’anecdotique et du didactique et fonce vers son interrogation fondamentale, sur laquelle il s’achève. Peut-on, doit-on enseigner à tous ? A qui revient la décision de dire stop ou
encore ? La séquence finale, où chaque élève donne plus ou moins maladroitement des bribes de choses retenues au cours de l’année, met à nu la complexité du sujet. Elle nous susurre aussi à
l’oreille que Cantet rejoint Bégaudeau dans une posture volontariste et humaniste, via l’émotion tremblante (et non plus vindicative, pour la 1ère fois du film) de sa dernière réplique :
« j’veux pas aller en professionnel, monsieur ».
Monsieur Desbois,
Vous lire est grisant. J’ai commencé à vous lire. Et arrêté d’acheter les Cahiers.
Anéanti par la complétude de vos articles, je ne dépose jamais de commentaire. Il serait absurde de ma part de tenter d’ergoter à coups de synonymes vaseux.