- Accueil
- Dans les salles
- Cinéastes
- Pas morts
- Vivants
- Abdellatif Kechiche
- Arnaud Desplechin
- Brian de Palma
- Christophe Honoré
- Christopher Nolan
- Clint Eastwood
- Coen brothers
- Darren Aronofsky
- David Fincher
- David Lynch
- Francis Ford Coppola
- Gaspar Noé
- James Gray
- Johnnie To
- Manoel de Oliveira
- Martin Scorsese
- Michael Mann
- Olivier Assayas
- Paul Thomas Anderson
- Paul Verhoeven
- Quentin Tarantino
- Ridley Scott
- Robert Zemeckis
- Roman Polanski
- Steven Spielberg
- Tim Burton
- USA
- France
- Et ailleurs...
- Genre !
- A la maison
- Mais aussi
- RSS >>
- The dark knight, de Christopher Nolan (USA, 2008)
Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!
Au Mann Theater de Santa Monica
Quand ?
Samedi matin, le lendemain de la sortie (toutes les séances de la veille au soir étaient complètes quand nous nous sommes pointés au ciné à 19h)
Avec qui ?
Ma femme, et une – petite – salle pleine de spectateurs enthousiastes qui ont applaudi à plusieurs reprises pendant le film, ainsi qu’à la fin. Pour info, le film a battu le record absolu de recettes pour un 1er week-end (155 millions de dollars en 3 jours), et culmine toujours à une moyenne de 9.7/10 sur imdb, avec presque 50 000 votes
Et alors ?
The dark knight est un film monstre. De mémoire d’amateur de films de super-héros, c’est le premier à ne pas annoncer dans son titre le nom de son personnage principal – Batman. C’est aussi le premier à ne pas proposer de séquence décrivant la déchéance du méchant depuis un statut d’humain normal à celui de monstruosité déchaînée (j’y reviendrai). Pour conclure cette introduction, signalons aussi que The dark knight dure 2h32, soit notablement plus que ce qui est d’ordinaire de mise pour ce genre de film.
Mais il faut alors ajouter que si The dark knight suivait les règles de ses semblables, il durerait quatre heures. The dark knight n’est pas un train confortablement placé sur des rails assurant un voyage contenant sa dose de sensations fortes mais restant tout de même très calibré. The dark knight est un déraillement de ce train, un processus inaltérable et en constante accélération d’érosion des valeurs, d’implosion des fondamentaux. Il se passe dans le film plus de péripéties, de conflits moraux, de retournements de situations que dans l’immense majorité de ses prédécesseurs et concurrents ; pour la simple et bonne raison que ni les personnages, ni les spectateurs n’ont de prise sur ces événements. Dès lors, au lieu d’assister à chaque fois à la mise en place d’un enjeu, à son exécution puis sa résolution comme cela serait le cas dans un récit classique, The dark knight ne nous montre (nous inflige ?) qu’une suite démentielle d’exécutions, jamais introduites ni conclues. Une application sans garde-fou ni retenue de l’éventualité d’un chaos absolu, tel que décrit par la tagline américaine du film : Welcome to a world without rules.
Le catalyseur de ce chaos est le personnage du Joker, connu du grand public pour
l’interprétation bouffonne qu’en a donnée Jack Nicholson dans le tout premier film Batman, réalisé par Tim Burton il y a presque 20 ans. L’importance relative de cette précédente personnification et de celle effectuée dans The dark knight par feu Heath Ledger – mort d’une overdose juste après le tournage, à 29 ans – est comparable à l’écart entre une fête de village corrézien et le Nouvel An à Times Square. Avec le feu vert d’un réalisateur qui lui a de toute évidence laissé carte blanche (voir son dialogue où il se présente à la mafia de Gotham City, transformé en un phénoménal one-man-show dans une zone grise entre le grotesque, la terreur, l’exubérance et une profonde tristesse intime), Heath Ledger a composé un personnage pour lequel les qualificatifs manquent – hormis celui de génial.
Ni méchant de bande dessinée (trop humain), ni méchant de théâtre miroir de nos défauts (trop inhumain) ; ni rôle de composition (trop crédible), ni personnage rendant possible une identification (trop bizarre) ; ni homme ni femme même (un travestissement dont le résultat troublant ne prête aucunement à rire), le Joker selon Ledger reste de bout en bout une énigme. La liste des mises en application de celle-ci au sein de The dark knight est longue, grâce à l’inspiration de tous les participants au film. Heath Ledger lui-même bien sûr (on passe le film à ne pas le reconnaître sans pour autant sentir que l’on est face à un acteur délibérément surmaquillé ; et sa trouvaille du tic de passer sa langue sur les cicatrices qui ouvrent ses joues depuis la commissure de ses lèvres en un geste mi-sensuel mi-repoussant est un coup de maître) ; mais aussi la costumière Lindy Hemming, qui a terni à dessein la couleur pourpre du costume du Joker ; Christopher Nolan en tant que scénariste, qui ne donne jamais de réponse quant à la genèse du personnage (est-il né défiguré et déséquilibré ? est-il une victime ? s’est-il délibérément auto-mutilé ? qu’es-ce qui serait le pire ?) ; et Christopher Nolan metteur en scène, qui fait finalement apparaître assez peu le Joker à l’écran par rapport à sa prédominance sur le destin de tous les autres protagonistes.
Tel un Dieu omniscient et immatériel, le Joker vient en effet introduire chaque nouvelle séquence « de jeu » – un homme important de la ville va être exécuté ; un hôpital va être détruit ; et ainsi de suite… – avant de laisser agir l’affolement, la panique, la méfiance et la haine. Après trois premiers quarts d’heure trop tranquilles qui voient Batman gagner la bataille contre la mafia avec une complicité avec ses alliés, une débauche de gadgets et d’astuces souriantes et un flegme énervants à force de perfection, la chute dans la terreur et l’imprévu est brutale. Les cadavres s’empilent, la mort frappant indifféremment rôles anonymes et importants, la destruction s’étend, la gangrène du mal envahit tout le monde. D’une rare intelligence, qui n’a d’égale que sa cruauté, le scénario de The dark knight divise les personnages en deux catégories. Face aux nouvelles règles mises en place du jour au lendemain par le Joker, ceux qui n’ont qu’une seule facette et sont incapables de s’adapter en subissent les conséquences tragiques ; ceux qui sont multiples (Batman, le procureur intègre Harvey Dent) voient leur côté obscur prendre irrésistiblement le dessus, jusqu’à devenir tous deux aussi mauvais que le Joker lui-même. Le destin tragique qui attend Dent ne surprendra pas les fans du comic book. Celui du héros chauve-souris confirme les doutes émis dès l’ouverture du récit quant à ses méthodes et à la manière dont il échappe à tout contrôle extérieur ; rien ne prémunit donc Gotham City contre un retournement brutal de sa loyauté et de son intégrité…
Le cas de Batman n’est qu’un exemple parmi d’autres du constat terrible qui sert de fondement au film : dans sa bataille perpétuelle avec le Bien, le Mal l’emporte toujours. Parce que l’on ne fait jamais le Bien malgré soi, mais que c’est souvent le cas pour le Mal. Non pas par une volonté consciente des gens, mais par la vitesse de propagation du Mal et par l’étendue de ses effets et des efforts à fournir pour les compenser positivement. Les deux dernières séquences – qui font par ailleurs éclater pour de bon toute logique scénaristique classique – ont pour seul but d’en faire la démonstration. Tout d’abord par un cas d’étude socio-politique au suspense saisissant et qui mêle avec brio les débats conflictuels de la rétention illimitée des criminels contre leur réinsertion et de la démocratie totale contre l’émergence d’une élite éclairée ; puis par un épilogue qui nous frappe de plein fouet par sa concision, son énergie désespérée, son absence de résolution des conflits ouverts et son pessimisme sans détour quant aux sacrifices que doit accepter de subir Batman, passé de « chevalier blanc » à « dark knight » pour obtenir une victoire – toute temporaire – sur le Joker.
Trois ans après avoir remis sur pied la franchise avec un très honorable Batman begins, Nolan en rend donc toute pérennisation impossible en apportant une fin violente à tous ses arcs scénaristiques – il n’y a qu’à voir ce qui est fait du personnage d’Harvey Dent / Double Face, intégralement (et parfaitement) exploité en une heure là où un réalisateur moins scrupuleux l’aurait gardé pour un troisième volet. Mais cette conclusion définitive et nihiliste, Nolan nous l’apporte enrobée d’un emballage somptueux, comme une dernière soirée grandiose et insurpassable avant l’apocalypse. La lumière est somptueusement crépusculaire, la mise en scène est débordante d’idées (les scènes de braquages ou d’attentats, filmées avec l’ardeur et le réalisme des polars des années 70), le montage tient un rythme infernal cent cinquante minutes durant (avec pour point d’orgue un triple montage alterné de folie lorsque le Joker cible trois victimes potentielles en même temps), et les scènes d’action sont un modèle de démesure sachant faire bon usage des moyens illimités mis à disposition.
Après cet aparté sur les qualités de blockbuster de The dark knight, revenons sur ce que le film dit en profondeur, et sur comment il se place dans l’instant charnière traversé aujourd’hui par le cinéma américain – et toute la société de ce pays avec lui. Depuis bientôt un an, on assiste à un déferlement de longs-métrages (Into the wild, No country for old men, Cloverfield, Phénomènes, Je suis une légende, Iron man, Hancock, Indiana Jones 4…) prenant acte sous des formes diverses de la mise à mal des valeurs véhiculées par les USA depuis soixante ans, et du chaos qui s’entrouvre sous nos pieds, avec ses symptômes que sont le fanatisme religieux, la pénurie de pétrôle, le réchauffement climatique ou l’excès de l’impérialisme triomphant en Irak. La rupture fondamentale concerne ce que ces films font de ce constat. Une partie (les quatre derniers cités, entre autres) choisit une tactique réactionnaire, stérile, qui consiste à rejeter en bloc les répercussions profondes de ces maux et à se replier sur des systèmes de pensée obsolètes et extrémistes dans leur aveuglément. Les autres, plus réalistes et plus courageux, ne proposent pas d’issue illusoire mais déroulent le fil du scénario catastrophe sans détourner les yeux. De tous ces oracles pessimistes, The dark knight est à ce jour celui qui nous approche le plus près de la réalité du gouffre et de son caractère imminent. Qui aurait cru ça du blockbuster phare de l’été ?
« De mémoire d’amateur de films de super-héros, c’est le 1er à ne pas annoncer dans son titre le nom de son personnage principal »
> Bah comme ça, de tête, je te propose « Batman » (Burton, 89) qui ne s’appelle pas « Jack N. en roue libre pendant 1h30), et « Batman Returns » (Burton, 92) qui ne s’appelle pas « Walken/Pfeiffer/de Vito font le show »