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- Ma nuit chez Maud, de Éric Rohmer (France, 1969)
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Où ?
A la maison, en DVD zone 2 prêté par mon amie cinéphile
Quand ?
Mercredi soir, après Lost
Avec qui ?
MaFemme
Et alors ?
Avec son noir et blanc qui l’installe dans une intemporalité résolue, son chœur de personnages vivant dans une routine provinciale et appartenant tous à un milieu social que l’on peut qualifier
de bourgeois, ou encore son attachement fort au thème du catholicisme, Ma nuit chez Maud paraît être en complet décalage avec les événements de son temps. Rohmer serait-il resté
sourd au tumulte de Mai 68 ? Ce serait oublier un peu vite que son précédent conte moral, La
collectionneuse, était solidement installé dans l’œil du cyclone de la Nouvelle Vague et de ses velléités à bousculer l’ordre cinématographique établi. Bien qu’il traite d’une
toute autre croyance, et qu’il arbore un masque austère, Ma nuit chez Maud est très proche de son contemporain La chinoise, l’essai de Godard sur le maoïsme dans
les universités françaises.
L’enjeu
Les deux longs-métrages optent pour une approche très théorique, didactique : la réflexion spéculative s’y développe au travers de dialogues, au sens des dialogues platoniciens par exemple.
Comme dans ces derniers, on retrouve dans les films la mise en pratique directe des théories sur des cas d’espèce appropriés et simples à décrire, car restant à échelle humaine. (Je détaillerai
le cas de La chinoise bientôt.) Dans Ma nuit chez Maud, avant que le pouvoir galvanisant du verbe prenne la direction des débats, comme toujours ou presque chez
Rohmer, c’est un des effets de base de la mise en scène qui pose l’enjeu. Un simple changement d’axe, alors que le personnage principal Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant) assiste à la messe
dominicale. Il est catholique – et pratiquant « évidemment », puisqu’il se rend à la messe. Son attention s’y porte, tout aussi évidemment, sur les paroles du curé. Puis
intervient le changement d’axe, qui figure le changement de direction du regard de Jean-Louis attiré par la beauté d’une jeune inconnue blonde (Marie-Christine Barrault) se trouvant à quelques
mètres de lui dans l’assemblée. La durée insistante du plan atteste du coup de foudre ressenti par Jean-Louis, et nous y fait souscrire car plus ce plan se prolonge, plus la beauté de l’inconnue
devient une évidence à nos yeux comme à ceux de Jean-Louis.
L’enjeu central du film est maintenant en place : l’opposition de principe entre la grâce divine et la grâce féminine. Croire à la première interdit-elle toute apparition de la seconde, et
succomber à la seconde prive-t-elle de tout espoir d’atteindre la première ? En somme, sont-elles conciliables ou mutuellement exclusives ? Le scénario de Ma nuit chez
Maud s’articule en deux temps autour de cette question. Tout d’abord, il la pose clairement, si clairement que l’on peut dire qu’il la met en équations mathématiques, tel un de ces
problèmes de probabilités dont Jean-Louis occupe son temps libre. Puis, il propose une résolution à ce problème sur la base d’un cas exemplaire, qui implique Jean-Louis, son inconnue rêvée et la
Maud du titre (Françoise Fabian).
L’équation
La première partie de Ma nuit chez Maud est une joute philosophique si intense et passionnée qu’elle en donne le vertige. C’est une vive ivresse qui s’empare de nous devant le
débat fébrile qui confronte les vues de Jean-Louis et de deux de ses connaissances, athées : son ami d’enfance Vidal (de sensibilité communiste, preuve que Rohmer était loin d’être
déconnecté de son temps) et l’amie-amante de celui-ci – fuck buddy, dirait-on aujourd’hui – Maud. Ivresse de voir le cinéma mis si brillamment au service de la célébration de l’aptitude
humaine à réfléchir sur soi-même, sur le futur et ses possibilités ; d’arriver à des conclusions différentes selon les individus et de les confronter pour donner naissance à de longs
argumentaires ; de ne pas forcément arriver à un consensus mais au contraire de laisser les différentes positions viables et légitimes. Les premières étapes des retrouvailles entre
Jean-Louis et Vidal s’organisent autour de cette coexistence possible et pacifique des opinions, des goûts : on y voit les deux hommes, chacun leur tour, accepter volontiers de découvrir les
penchants musicaux de l’autre.
Plus tard, une fois le film entré dans le vif du sujet, la divergence d’opinions entre les deux camps se traduit visuellement par une décision de mise en scène à nouveau très simple. Jean-Louis
est le plus souvent filmé seul, tandis que ses contradicteurs sont regroupés dans le même cadre. La discussion se cristallise sur le concept du pari pascalien. Blaise Pascal, devant l’absence
inéluctable de preuves formelles de l’existence (ou de la non-existence) de Dieu, a remanié cette interrogation insoluble en un pari : je fais le pari que Dieu existe, et je mène ma vie en
conséquence. Bien qu’il rejette l’attitude sceptique de Pascal, Jean-Louis fait bel et bien, en un sens, le même pari de foi religieuse. Plus important, il le fait aussi en ce qui concerne le
sentiment amoureux et son propre coup de foudre inaugural : n’ayant aucune preuve concrète (et ne pouvant en espérer) que l’amour, que cet amour existe bien, il parie tout de même que tel
est bien le cas. La raison à cela, tant dans le pari pascalien que dans le pari « Jean-Louis-ien », est que l’espérance de gain est infinie : la vie éternelle pour le chrétien,
l’amour absolu pour celui frappé par le coup de foudre. Il n’est pas nécessaire d’être allé très loin dans l’apprentissage des probabilités pour comprendre que dans une telle situation, même le
pourcentage le plus infime de chances de succès du pari vaut effectivement la peine d’être tenté.
Au-delà du foisonnement intellectuel qui y est à l’œuvre et de la limpidité de ce qui y est dit, cette partie du film passionne par la liberté de pensée exercée par Jean-Louis (et par Rohmer à
travers lui). Il courbe les canons du christianisme rigoriste et invente à partir de là ses propres interprétation et pratique. Le rapprochement effectué entre la doctrine chrétienne et la
logique mathématique, sur la base de leur usage conjoint de la notion d’« Espérance », est un exemple de cette émancipation, de cette affirmation de soi par-delà les dogmes. La place
accordée aux femmes et au désir entre êtres humains en est un autre. Ce ne sont en fait pas deux paris – un concernant Dieu et un concernant l’amour – que fait Jean-Louis, mais un seul :
celui que l’amour n’est en rien contraire à la quête du salut divin (« la religion apporte à l’amour et l’amour apporte à la religion »). De la sorte, Rohmer élargit l’étendue
du pari pascalien. Ce qui importe n’est plus seulement une de ses extrémités, l’espérance finale ; mais également l’autre, sa source, la faculté de l’homme à formuler des paris, à se définir
un objectif spirituel accompagné du plan d’action pour l’atteindre.
La solution
Après le retrait d’une des variables masculines de l’équation, le film passe de la théorie à l’expérience pratique avec l’observation de la relation intime qui se crée entre Jean-Louis et Maud.
Soit une évolution du récit similaire à celle de La collectionneuse, la seule différence notable dans la mécanique scénaristique étant l’étalement ou non de la dite relation dans
le temps. Les forces en présence, et l’enjeu de leur escarmouche sont bien sûr pour leur part propres à chaque long-métrage. Dans Ma nuit chez Maud, Jean-Louis est le saint (ou
tout du moins l’être à la poursuite de la sainteté, vis-à-vis de ses idéaux exposés précédemment) et Maud est sa tentatrice, celle qui ambitionne de le détourner de son chemin – en clair, de
coucher avec lui avec la fin de la nuit. Ces rôles respectifs, la caméra de Rohmer les explicite non pas dans des prologues comme dans La collectionneuse mais directement au cours
de l’affrontement. Jean-Louis est, à un moment, filmé devant une source de lumière qui lui confère une aura. Maud adopte rapidement une posture lascive, offerte (allongée dans son lit) qu’elle
déguise d’une tenue – une chemise de nuit toute simple, sans fioritures et d’un blanc virginal – propre à s’attacher la confiance de Jean-Louis, en imitant l’apparence extérieure de son idéal.
Loin d’être détaché du monde ou exagérément scolaire, cet exercice de tentation et de résistance à la tentation est traité exactement comme une comédie de mœurs, une comédie sexuelle (au sens où
les comédies américaines des années 30-40 l’étaient ; c’est-à-dire portées par des personnages dont les actions sont guidées par le désir sexuel). Les dialogues sont incisifs et pleins
d’esprit, et Rohmer joue avec bonheur des ressorts du genre que sont le trouble (pour Jean-Louis, à la gaucherie et aux hésitations réjouissantes) et la suggestion – les assauts de Maud, bien que
feutrés et calculés de sorte à ne jamais être trop patents (par exemple lorsqu’elle fait savoir à Jean-Louis qu’elle est désormais nue sous ses draps, sans pour autant lui dévoiler le moindre
centimètre de peau), n’en possèdent pas moins une forte charge érotique.
Il est important d’être conscient que dans ce duel, il n’y a pas aux yeux de Rohmer un camp du bien et un camp du mal. Jean-Louis n’est pas Jésus, et Maud n’est pas Satan ; et comme toujours
chez le cinéaste, le sexe ne se résume pas au péché de luxure. Jean-Louis est un être tout aussi sexué que Maud. Il a simplement des règles personnelles qui l’empêchent de céder à la tentation
cette nuit-là (sans pour autant qu’il cherche à convaincre Maud d’appliquer elle aussi ces règles à sa vie – constance morale et prosélytisme sont deux comportements bien distincts). D’ailleurs,
pour se convaincre de cette relativité, il suffit de considérer la suite du récit qui place Jean-Louis dans le rôle de Maud, dès lors qu’il retrouve la trace de la blonde inconnue (dont l’on
apprend alors le prénom : Françoise). C’est à son tour à lui de planifier des manœuvres et de calculer ses actes en fonction d’un but, la persuasion d’autrui à penser le monde comme
vous-même. Il parviendra à ses fins ; il gagnera donc son pari. Rohmer nous fait sentir que ce succès est en partie la conséquence de la proximité initiale de principes entre les deux
parties – tous deux chrétiens, et tous deux enclins à faire leur lot d’écarts vis-à-vis de cette doctrine. C’est leur imperfection, leur humanité qui les unit.
Le déclencheur
Mais il n’y a pas que ces affinités qui permettent à Jean-Louis et Françoise de finir dans les bras l’un de l’autre. On n’est pas dans Valentine’s day. Le véritable catalyseur de
leur histoire, celui sans lequel rien ne serait arrivé, est le hasard. Cela n’est que pure logique au vu du fil directeur que représentent les mathématiques dans Ma nuit chez
Maud. Les probabilités permettent de poser les équations et de fixer les valeurs des pourcentages, et le hasard détermine la solution « gagnante ». Parler de
« hasard » est une formulation mathématique ; les croyants la remplaceront par celle de force supérieure, ou de Dieu (et les cinéphiles, par celle de réalisateur). Dans tous les cas,
c’est bien cette force qui agit dès la première séquence du film, à la messe, puis à intervalles réguliers – la rencontre fortuite entre Jean-Louis et Vidal, le passage de Françoise dans la rue
en face du café où Jean-Louis attend des amis… La grandeur de Ma nuit chez Maud réside dans le fait qu’il laisse à chacun la possibilité de considérer l’intrigue à travers le
prisme de sa propre croyance (ou non-croyance). Ce qui importe pour Rohmer est le résultat, le cheminement effectué : dans le cadre de son pari, Jean-Louis accepte de laisser la main au
hasard [/ Dieu / ce que vous voulez] et de n’influer concrètement sur les événements qu’à la marge.
Par exemple, lorsqu’une révélation faite en toute fin de récit (à propos d’un adultère passé, motif dont le classicisme achève d’ailleurs de garder le film les deux pieds sur terre, proche du
spectateur) menace de tout faire s’effondrer. Le secret est comparable au quiproquo d’Astrée et Céladon ; à la différence qu’il survient en fin de film, quand les personnages aspirent à
la clôture, et non au début quand ils sont encore en quête d’une histoire. Il est dès lors écarté, considéré comme sans importance afin d’entériner définitivement la réussite du pari et le
happy-end fragile – car humain – qui en découle. La prise d’initiative de Jean-Louis en ce sens sort du modèle de comportement plutôt passif des personnages (lui compris) dans le reste du film.
Elle est donc naturellement soulignée par Rohmer au moyen d’une voix-off introspective de Jean-Louis, qui l’élève momentanément au-dessus des autres protagonistes.