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Depuis plusieurs années, l’Amérique avait le regard obstinément fixé sur son proche passé, en l’occurrence son événement le plus traumatisant depuis soixante ans : les attentats du 11
Septembre 2001. Parmi les films mis en chantier après cette date et appartenant à des catégories « violentes » (polar, science-fiction, action/aventure, horreur, ainsi que des drames
comme le très beau 24 heures avant la nuit de Spike Lee), rares étaient ceux à ne pas exprimer en filigrane les sentiments primaires réveillés par cette attaque tels que la peur,
la rage, le repli isolationniste. Le 11 Septembre et ses conséquences (dont la plus brutale et en même temps la plus « cinégénique », le Patriot Act) étaient partout,
étouffants, et en même temps n’étaient nulle part : le seul film à avoir eu le courage de regarder en face le déroulement de cette matinée tragique, Vol 93, a été réalisé par
un anglais (Paul Greengrass) et a reçu un accueil glacial aux USA.
Cette phase semble être révolue. Ces derniers mois, de plus en plus de films venant de genres et de réalisateurs de tous horizons ne tournent plus la tête vers le passé mais vers le présent et
ses conséquences sur le futur proche. Malheureusement, celui-ci n’incite pas plus à la désinvolture, l’horizon étant particulièrement obscurci par les problématiques énergétiques et écologiques,
la répartition de plus en plus inéquitable des richesses, la percée d’un individualisme narcissique et égoïste, les chocs à venir ou déjà en marche entre extrémismes en tous genres… en un mot,
le chaos. Un chaos qui, s’il venait à prendre forme pour de bon, aurait pour principale victime les USA, déboulonnés de leur position auto proclamée de leader économique et moral du monde libre.
A force de signes avant-coureurs, cet aperçu du futur a fini par pénétrer la psyché collective américaine et la 1ère forme d’expression de celle-ci : le cinéma. Zodiac, Paranoid
Park, Je suis une légende, Into the wild, No country for old men, Cloverfield, Iron man, Indiana
Jones 4, Phénomènes, Chroniques des morts-vivants, Hancock, Wall-E, The dark
knight : depuis le milieu de l’année 2007, sur tous les écrans le système se fissure, les règles deviennent obsolètes ou ne sont plus appliquées, les valeurs véhiculées par
l’Amérique se heurtent à une fin de non-recevoir aussi radicale que définitive. L’expérience de cette anarchie peut être individuelle ou générale ; religieuse ou athée ; mais le
principal sujet de rupture entre ces différentes œuvres est la réponse apportée – refus frontal, épidermique de cette redistribution des cartes, ou observation posée, le plus neutre possible,
d’une révolution globale dont nul ne peut oser dire qu’il en connaît l’issue.
Note : même s’il n’entre pas dans le même cadre que les films cités ci-dessus, There will be blood s’en rapproche par son ambition de raconter de manière
exhaustive la genèse du mode de pensée américain contemporain, au moment même où celui-ci tend à s’effriter de toutes parts.
Expériences individuelles
Paranoid Park, Into the wild, No country for old men : que ce soit géographiquement (pour les deux derniers) ou mentalement (pour le premier), ces trois films mettent leurs héros
à la marge de la société pour leur faire expérimenter la déliquescence des valeurs de leur pays. Dans Paranoid Park, Alex tue – involontairement – un vigile. Dans Into the
wild, Christopher se détourne de son cocon familial aisé et de ses études riches en promesses de réussite sociale pour s’engager dans un long voyage solitaire à travers les contrées
sauvages des USA. Dans No country for old men, Llewelyn récupère une valise de billets abandonnée sur le lieu d’un règlement de comptes entre gangsters. Dans les trois cas, les
figures représentatives de l’autorité (famille, police) ne sont présentes à l’écran que pour que soit montrée au grand jour leur incapacité à faire régner le « bon » ordre des
choses : faire appliquer la loi, assurer l’éducation des enfants. Le shérif de No country… arrive toujours trop tard, le détective de Paranoid Park ne porte
pas le moindre soupçon sur Alex alors même qu’il l’a à sa merci, les parents de Christopher ne voient rien venir du désir de fugue de leur fils, et seront incapables de créer le plus infime
contact au cours des deux années qui suivront.
Dans deux des trois films, les héros sont adolescents, et leur parcours une démonstration cinglante que l’Amérique n’a plus d’emprise sur sa jeunesse, y compris celle qui semble pourtant intégrée
au système et qui bénéficie d’un environnement favorable. Leur jeune âge, et le fait qu’ils n’aient pas encore été formatés, les rend plus prompts à discerner les failles qui craquèlent le
piédestal de leur pays. Llewelyn fait lui aussi cette même expérience formatrice d’une implosion des valeurs ; et bien que plus âgé qu’Alex et Christopher, il est mis par le scénario dans la
même position d’enfant : sa relation avec sa femme est très adolescente, et il représente pour le shérif un fils auquel il – le shérif – aurait échoué à inculquer les fondements moraux
transmis par son propre père. La rupture avec l’autorité soudainement impuissante se double donc d’une rupture générationnelle. Le futur ne se gérera pas avec les règles d’hier et, les
« vieux » n’ayant rien vu venir, la transition n’a pas été faite. Ironiquement, il en résulte pour les trois héros une enivrante et absolue liberté : la transgression initiale
impunie ouvre pour chacun une porte sur un territoire – physique et /ou mental – aussi immense que vierge, où les notions de responsabilité et de châtiment sont à redéfinir, si tant est qu’elles
aient encore une raison d’être.
Aucun des réalisateurs des trois films ne s’avance en effet à juger – en bien ou en mal – son héros. Certes, ces personnages se retrouvent inévitablement en marge de la communauté, avec tout ce
que cela comporte d’incertitudes et de possibilités de se perdre (une question ouverte qui est superbement posée à la fin de Paranoid Park), mais ils sont surtout indéniablement
libres de leurs choix et de leurs actes. La seule limite à leur indépendance est l’unique règle irréductible du chaos, à laquelle même la volonté humaine doit se plier : le Hasard.
Paranoid Park abandonne Alex avant que cela ne lui arrive, mais c’est le Hasard qui tue Christopher – un choix malchanceux de baies – et Llewelyn. Pour ce dernier, le Hasard est
personnifié sous la forme d’un personnage précis (le tueur à gages Chigurh, qui décide à pile ou face du sort de ses cibles), un principe que l’on retrouvera par la suite dans plusieurs autres
films généralisant l’expérience du chaos. L’idée fondamentale derrière ce Hasard est qu’il est neutre, objectif. C’est évident dans Into the wild, et la connotation religieuse qui
lui est donnée dans No country… est une volonté du personnage narrateur (le shérif) et non une vérité pure. Le shérif voit en Chigurh la main du diable, un envoyé d’une
Apocalypse imminente, uniquement car le système de règles auquel lui-même se réfère était intimement lié à sa foi religieuse, à sa croyance en l’existence d’une puissance divine supérieure
inspirant la conduite des hommes. Le Hasard et le chaos lui paraissent donc diaboliques car ils sont inconnus, désaxés, profondément insolubles.
Expériences religieuses négatives
No country for old men propose une forme d’expérience religieuse « inversée », dans laquelle le diable ou une divinité maléfique se matérialise alors que Dieu reste
désespérément absent, avare de gestes ou de signes. Une lecture selon de tels concepts est également possible pour des longs-métrages tels que Zodiac, Cloverfield,
Phénomènes et Chroniques des morts-vivants, même s’il est important de souligner que, contrairement au cas de No country…, les termes de dieu et de
diable y sont absents. Ce dernier est remplacé dans l’imaginaire des personnages par la figure du terroriste, explicitement convoqué dans les quatre cas comme responsable potentiel des attaques
meurtrières subies – mais il n’est réellement coupable que dans Zodiac, seul des quatre films dont l’histoire se déroule dans un passé révolu. Et même dans ce dernier, le terme de
terroriste n’a pas la même acceptation que celle du journal TV : n’étant affilié à aucun groupe ou doctrine, le Zodiac agit seul, de manière erratique et impulsive et n’a en tête aucun désir
d’imposer de nouvelles règles, de nouvelles valeurs. Ses à-coups dans sa progression meurtrière, son silence prolongé dans la deuxième partie du film deviennent presque plus inquiétants et
dérangeants pour les autres personnages que ses crimes initiaux, car ils font voir à ces derniers l’abîme vertigineux d’un monde où le Mal n’est pas tant une volonté (réversible) qu’une pure
force (irréversible).
Cloverfield, Phénomènes et Chroniques des morts-vivants poussent encore plus loin la déshumanisation de cette force destructrice qui s’abat sur
l’humanité, en lui donnant respectivement comme vecteur un monstre godzillesque, des spores végétales invisibles et inodores et une invasion de morts-vivants. Dépourvus de toute capacité de
raisonnement, ces « méchants » tuent aveuglément, naturellement, par réflexe et non par volonté. A une exception près (la stratégie d’évitement des spores mise au point par le héros de
Phénomènes, qui ne marche que pendant un court laps de temps), négligeable par rapport à l’étendue des pertes, les personnages de ces trois films meurent ou vivent donc selon le
plus grand des hasards. Toute l’intelligence des trois réalisateurs Reeves, Shyamalan et Romero est d’avoir pour cela employé un des principes fondateurs du slasher, le genre auquel ils
se rattachent pour ces longs-métrages : surprendre en permanence le spectateur en ne lui donnant aucun moyen de savoir qui sera le prochain personnage à mourir. Cependant, ce concept
familier est ici appliqué à une toute autre échelle, qui grandit de film en film – la ville de New York dans Cloverfield, tout le Nord-est des USA dans Phénomènes,
le pays tout entier dans Chroniques des morts-vivants -, et surtout élargi à la survie des personnages en plus de leur mort. En effet, dans un slasher classique, c’est
par l’exploitation de leurs capacités physiques ou intellectuelles que les « bons » prennent au final le dessus sur les « méchants ». Cette vision optimiste n’est pas de mise
ici, et les personnages ne peuvent qu’espérer un coup de dés du Hasard en leur faveur. C’est le cas pour le couple central de Phénomènes à la fin de leur périple, ou pour le
personnage de Lily dans Cloverfield, que la chance fait monter dans celui des deux hélicoptères qui ne sera pas attaqué par le monstre et pourra quitter Manhattan.
Chroniques des morts-vivants est encore plus désespéré en laissant clairement sous-entendre dans son épilogue que personne ne survivra à cette apocalypse aux causes entièrement
terrestres (aucune intervention d’un deus ex machina extérieur), après avoir déjà lâché en cours de film une condamnation en forme de proposition faussement interrogative sur le sort de
l’espèce humaine : « for whoever might remain »…
Ces trois films, de même que Zodiac, chamboulent aussi l’ordre des choses parce que leur représentation de la fin du monde tel que nous le connaissons, et le facteur qui la
provoque, bouleversent la forme de leurs genres en plus de leurs règles de fond. Ces longs-métrages sont tous littéralement « déformés », que ce soit à la marge dans
Zodiac et Phénomènes (incrustations des lettres du tueur dans les murs des décors dans le premier, suppression de toute vitalité dans la lumière ou les cadrages du
second) ou, dans Cloverfield et Chroniques des morts-vivants, par l’emploi d’un principe de mise en scène très ancien mais remis au goût du jour à grande échelle
par l’arrivée des caméras numériques : la vue subjective. D’un seul coup, le point de vue – notre point de vue – ne devient plus extérieur à la catastrophe mais plongé en plein cœur du chaos.
Nous ne sommes plus des spectateurs protégés par la présence, entre nous et les événements projetés devant nos yeux, d’une caméra omnisciente et neutre ; mais des victimes en puissance piégées
par un dispositif cinématographique qui se retourne soudainement contre nous – l’obscurité autour de l’écran nous enferme, et l’écran en lui-même n’est plus un filtre mais la représentation
fidèle de ce que verraient nos yeux. De plus, cette caméra subjective renforce la prédominance du Hasard sur la survie ou la mort des personnes filmées, puisque le filmeur n’est plus celui qui
sait, dont la caméra sauve ou condamne les personnages. N’importe quoi peut arriver, à n’importe qui, n’importe quand – tel est le fondement et du scénario et de la mise en scène. Quelle
prévision pour le proche futur pourrait être plus terrifiante ?
Expériences religieuses positives
Face aux promesses d’un chaos se propageant et s’installant pour de bon, on trouve encore à Hollywood des scénaristes pour en appeler à l’arrivée d’un Messie qui ferait rempart à ce nouveau
désordre des choses et assurerait la permanence des standards américains. Ce volontarisme forcé fait de fausses concessions – la nature du Messie, et le fait que son arrivée succède, parfois
tardivement, à l’apocalypse plutôt qu’elle ne le précède – uniquement pour garder intacts la pureté de son action et ses effets apaisants, voire franchement lénifiants. Les deux cas les plus
appuyés de ce fol espoir sont Je suis une légende et Hancock - deux films dont le résumé des scénarios suffit comme analyse. Dans le premier, l’humanité a été
décimée par un virus tuant la majorité de la population et transformant les autres en mutants. Seuls quelques hommes (un seul même, nous fait-on croire jusqu’à dix minutes de la fin du film) sont
immunisés contre la maladie ; et plutôt que de les dépeindre comme les nouveaux anormaux face aux mutants plus nombreux et organisés en tribus, le scénario prend le contre-pied total de la
nouvelle d’origine de Richard Matheson pour en faire des élus menant à bien leur mission de découvrir un vaccin ramenant l’humanité dans sa normalité d’avant. Les gros sabots du film laissent peu
de doutes quant à son raisonnement profond (« normal = américains = actuel, barbare = autres = nouveau »). Le désir de réécriture de l’histoire va jusqu’à indiquer de façon complètement
gratuite que la découverte du vaccin et la « renaissance » de l’humanité se déroulent un autre 11 septembre – fantasmant ainsi un effacement total non seulement des dommages causés par
le précédent mais aussi son occurrence même.
Hancock applique pour sa part un principe récurrent dans les films réactionnaires sortant des studios hollywoodiens : suivre le parcours d’un personnage initialement montré comme
rebelle, rétif aux normes, uniquement pour mieux le faire revenir au final bien au milieu de cette dite norme. Le personnage éponyme du film est un super-héros alcoolique, SDF et exprimant une
profonde misanthropie à l’égard de ses ex-congénères de l’espèce humaine. Alors qu’il est enfermé en prison, le chaos s’installe dans le pays (sous la forme typiquement conservatrice d’une hausse
de la criminalité) ; revenant dans le droit chemin, Hancock accepte alors de régler la situation et de mettre ses pouvoirs au service du maintien de l’ordre établi. Il est récompensé par un beau
pavillon en banlieue et par « l’octroi » d’une épouse au physique de top-model et qui choisit de jouer le rôle de la femme au foyer modèle plutôt que d’utiliser ses propres pouvoirs. La
morale est là encore transparente : éteins ta personnalité spécifique, donne-toi corps et âmes au système en place, et en échange tu seras intégré à sa classe dirigeante.
Dans un cas comme dans l’autre, le « héros » protecteur est interprété par Will Smith. Au-delà de son simple statut d’icône bankable au niveau international, un parallèle peut
être fait avec Barack Obama. Tous les deux sont noirs, et ont su l’utiliser comme un atout pour se propulser dans les hautes sphères en profitant du besoin permanent d’alibi des wasps
pour leur domination sur le pays. Mais tous les deux risquent de voir cela se retourner contre eux en se voyant promus à la tête d’une fausse révolution, qui profite à leur seule personne (et au
maintien du système en place, bien évidemment) plutôt qu’à la communauté dont ils sont issus et dont ils se réclamaient – Obama par ses discours et slogans appuyés prônant un changement en
profondeur, Smith par son interprétation de Mohammed Ali.
Un autre Messie récemment propulsé à l’écran est Wall-E. Là encore, on pourrait voir comme renversant le fait que le salut de l’humanité vienne d’un corps étranger : après un noir
pour les blancs, un robot pour les êtres vivants. Mais la supercherie est identique dans les trois cas, car le sauveur n’est nullement un guide vers un monde et une manière de vivre nouveaux,
mais un instrument de conservation des structures en place. Wall-E n’est que l’étincelle poussant les humains vivant en exil à l’autre bout de la galaxie à se remémorer leur amour pour la planète
Terre et leur volonté d’y vivre ; à aucun moment du film ces derniers ne semblent réellement capables ou soucieux de changer les habitudes qui ont conduit à la catastrophe décrite avec tant
d’acuité dans la première partie du film. En effet, jusqu’à l’ultime séquence les humains sont traités par le scénario comme un sujet de blagues – ce qui tendrait d’ailleurs à rendre plus
indulgent vis-à-vis de Wall-E que des navets réactionnaires interprétés par Will Smith. Contrairement à ceux-ci, qui nous jettent au visage le dégoût profond que leur inspire
toute idée de changement, Wall-E pêche surtout par maladresse dans le déroulement de sa fable écologiste. Une maladresse qui trouve sa source dans l’incapacité du film à prendre
conscience de l’ampleur du chaos, de sa permanence qui s’annonce et du fait qu’il y aura forcément un prix à payer. Wall-E est comme ces gens qui pensent que l’atterrissage pourra
se faire en douceur face aux problèmes écologiques que sont le réchauffement climatique et autres.
Expériences du déni
Bien qu’il n’en fasse pas partie car il mérite le bénéfice du doute, Wall-E conduit à la dernière catégorie de films cherchant une réponse à leur prise de conscience du chaos :
ceux qui trouvent refuge dans le déni pur et simple. Sans que l’on puisse réellement décider s’il s’agit d’une attitude meilleure ou pire, ces films diffèrent de la catégorie précédente par leur
choix de ne faire qu’effleurer l’apocalypse plutôt que de la montrer comme un état temporaire dont l’on pourra aisément revenir en arrière. On peut citer deux de ces longs-métrages : Iron
man et Indiana Jones 4. Tels des escargots se cachant dans leur coquille au premier signe de danger, tous deux se réfugient dans un monde réconfortant et connu à la
simple idée de chaos, voire même de changement. Pour le plus grand malheur des fans de la trilogie d’origine, c’est dans Indiana Jones 4 que ce brusque mouvement de rejet est le
plus brutal. Les deux cerveaux de la saga, George Lucas et Steven Spielberg, y choisissent comme coquille les mythiques années cinquante, et leur assurance de l’immédiat après-guerre. Contre
l’incertitude et les troubles du temps présent, couleurs pastel chaleureuses, images d’Epinal de cette époque (les faciès et vêtements des jeunes, les voitures) et fondamentaux moraux manichéens
s’enchaînent pour constituer un infranchissable bouclier. Le dernier point est le plus insupportable, car il touche au personnage même d’Indy qui se voit transformé pour les besoins de la
« cause » en républicain pur jus, héros de guerre, dénonciateur de communistes et père sévère-mais-juste à l’égard de son fils qui ne veut que marcher dans ses traces. La conclusion de
ce tract pro – John McCain, un mariage de vieux avec uniquement des vieux dans l’assistance, achève de montrer ce que le film est réellement : une pathétique démonstration de peur panique des
générations ayant le plus profité de la domination américaine sur le monde devant l’idée de la fin de cette domination.
Iron man ne quitte quant à lui pas le temps présent. Il y est même ancré de manière un peu trop caricaturale, en situant la scène fondatrice de son héros Tony Stark au fond d’une
grotte afghane, où il est retenu en otage par des guerriers aussi crétins que lui est surdoué. Précisons que Tony Stark a été enlevé après avoir fait une démonstration de certains de ses produits
(des missiles sol-sol quasi-atomiques) à des gradés enthousiastes de l’armée américaine… Il n’y a pas à gratter beaucoup sous ces deux séquences pour trouver la force motrice du film – la
toute-puissance de l’armée américaine, en particulier depuis son virage post-11 septembre vers toujours plus de technologie et d’appel à des sociétés privées pour la lui fournir. Iron
man est donc un plaidoyer a posteriori en faveur des sept ans de stratégie militaire de l’administration Bush, avec le même ponctuel et unique aperçu du chaos (le 11 septembre) pour
lointaine raison et une vague justification morale « la guerre c’est mal, mais c’est la faute des autres si nous la faisons ». Pour clore ce réquisitoire en réponse à ce plaidoyer,
notons que, comme Hancock, Iron man fait miroiter de tous leurs feux les breloques offertes en récompense à ceux qui mettent leur conscience au placard et leur
cerveau au service de l’ordre établi : le film est un long catalogue de belles voitures, beaux top-models et beaux gadgets geek aussi superflus que clinquants.
The dark knight : la synthèse, l’impasse
Après toutes ces visions tronquées, il fallait un film pour mettre les pendules à l’heure, faire la synthèse – et avoir le courage de foncer tête baissée dans l’inconnu où nous mène cette vue
d’ensemble. Ce film, c’est The dark knight ; et l’inconnu est l’unique promesse de son dernier plan tétanisant, qui fait plonger Batman, sa moto et tous les spectateurs avec
lui dans une obscurité et une confusion insondables.
Tous les éléments des autres films sont présents. Batman et le Joker sont à la fois animateurs (figures divines du Bien et du Mal…) et spectateurs individuels (… ils expérimentent sur
eux-mêmes les répercussions de ces principes) de leur lutte au bord du chaos. A leurs pieds, Gotham City et ses habitants servent de cobayes terrifiés, dont une partie se réfugie dans le déni -
en s’obstinant à vouloir mettre Batman ou le Joker en prison, par exemple. L’une des immenses qualités de The dark knight est de ne réserver aucun traitement de faveur à qui que
ce soit. Ainsi, dans le final, le camp des a priori « intègres » (Batman, le commissaire Gordon) tombera à son tour dans le piège du déni en faisant le choix de masquer à la population
les travers du procureur Harvey Dent devenu Double Face afin de maintenir à travers lui une figure, désormais complètement malhonnête et caduque, de vertu et de dignité. Avant cela, le film met
un point d’honneur à démontrer que si le Joker, désigné d’office comme « le Mal », est à n’en pas douter l’étincelle du chaos et la source d’inspiration autour de laquelle se regroupent
tous les exclus et les désaxés, ce n’est pas lui qui a engendré cette armée qu’il fait sienne… Le coupable serait plutôt à chercher dans l’autre camp, du côté d’un Batman auto proclamé agent du
« Bien » et de sa quête intransigeante d’un grand nettoyage de la ville.
Bien sûr, ses intentions sont pures – c’est bien là tout le problème, car elles sont appliquées dans un monde rempli de zones grises, et ont pour effet de le radicaliser entre les individus qui
sont la cible de la croisade de Batman, enfermés, diabolisés, rejetés, et les autres qui se voient du coup pousser des ailes. Dès le début du film, certains ont déjà décidé de devenir à leur tour
des justiciers armés ; deux heures plus tard, l’immense majorité d’un groupe d’« innocents » semblera prête à éliminer d’un seul coup cinq cents prisonniers en faisant exploser le
ferry sur lequel ils sont embarqués. Le terme de croisade est déjà en soi un avertissement à double tranchant, eu égard aux précédents historiques qu’il charrie, tous sanglants et aveuglés par
l’existence d’une prétendue vérité absolue.
Ce regard glacial sur une figure iconique de héros s’inscrit dans une optique plus large : la synthèse opérée par le film, qui consiste en un récit en accéléré de l’implosion d’un système de
pensée et de gouvernement – non pas à cause de ces imperfections mais au contraire par la faute de son désir tyrannique de perfection. Le réalisme tranchant de l’environnement dans lequel prend
place le récit, et les nombreux détails de celui-ci qui dialoguent avec la réalité (l’espionnage des moyens de communication privés, l’usage de la torture par le camp des « justes »
pour obtenir des informations, la bipolarisation de plus en plus marquée de la société entre riches et pauvres, insiders et exclus…) sont la preuve que le film ne veut laisser aucun
doute sur l’identité du système visé. C’est le notre, l’idéal exigeant de démocratie égalitaire qui s’est progressivement dégradé en tyrannie paresseuse de la majorité et surtout de ceux qui
savent la manipuler. La critique vise bien entendu les Etats-Unis, mais n’a aucune raison de ne pas s’appliquer tout autant à un certain Président déclarant comme un disque rayé « j’ai
été élu en 2007 avec 53% des voix, je peux donc faire ce que je veux jusqu’en 2012 sans rendre de comptes ». La liberté, l’égalité, la justice encensées à corps et à cris d’un bout à
l’autre du monde « libre » sont prises en otage par des illuminés tels que Batman qui se fantasment en Messie et pensent pouvoir à eux seuls personnifier ces concepts dans leur
intégralité. Mais en mettant à bas les fragiles et complexes échafaudages qui permettent l’application à grande échelle d’une justice sociale, économique ou encore criminelle, Batman et ses
semblables ouvrent grand la porte à la seule incarnation pure de la liberté et de l’égalité : le chaos, le Hasard. Le monologue du Joker expliquant son action à un Harvey Dent défiguré ne
dit pas autre chose. « You know the one true thing about chaos ? It’s fair ».
The dark knight se conclut dans un état de profond trouble – on ne sait plus qui a tort et qui a raison, qui a gagné et qui a perdu. Le chaos règne, avec des facteurs déclencheurs
et aggravants strictement humains. Comme toutes les grandes œuvres, le film ne se hasarde pas à prédire l’avenir mais a le regard rivé sur le présent, d’où il tire un rappel des faits et une
foule de questions directement adressées au spectateur. En nier ou en assumer la portée et la gravité, telle est l’étape suivante qui nous incombe et que The dark knight
(contrairement aux films cités plus haut dans les expériences de déni et religieuses « positives ») se refuse à accomplir à notre place.