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- La route, de John Hillcoat (USA, 2009)
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Où ?
Au 5 Caumartin, dans la grande salle
Quand ?
Dimanche, à 18h
Avec qui ?
Ma femme et mon frère
Et alors ?
Le quasi-inconnu John Hillcoat (qui devrait du coup l’être un peu moins : son précédent film The proposition, datant de 2005 et jusqu’ici inédit en France,
sort comme par hasard la semaine prochaine) a réussi avec La route une remarquable adaptation d’un roman a priori peu propice à ce genre d’exercice. Celui-ci n’a en effet rien de
cinématographique dans son style, contrairement à l’autre grand livre récent de Cormac McCarthy No country for old men dont chaque paragraphe, qu’il soit descriptif ou d’action, était un condensé de cinéma (de manière presque trop
évidente d’ailleurs, au point de faire oublier aux frères Coen d’intégrer un propos à leur beau livre d’images). La route n’a à offrir à son lecteur qu’une toile de fond morte –
un monde d’après la fin du monde, sans flore, sans faune, sans vie – devant laquelle marchent (comme on marcherait sur un tapis roulant en sens inverse, s’épuisant à rester immobile devant un
paysage lui aussi immobile) un homme et son jeune fils dépouillés de tout jusqu’à des noms, un but et des péripéties. L’essentiel du livre décrit les efforts et l’acharnement du duo à accomplir
de purs actes de survie : trouver à manger, trouver un abri pour la nuit, éviter les contacts avec les petits groupes de vandales surarmés et sauvages qui errent eux aussi.
Ce qui fait du livre un chef-d’œuvre est la façon dont McCarthy a fait coïncider son écriture avec le dépérissement terminal du monde qu’il décrit. Ses paragraphes sont laconiques, ses mots sont
exsangues de tous les sens qu’ils ont d’ordinaire quand on les couche sur le papier. Un tel extrémisme n’est pas reproductible sur un écran de cinéma, car la puissance expressive inhérente aux
images fait qu’un film ne peut être à ce point désincarné. Hillcoat en a conscience puisque, s’il s’acquitte sans fausse note de la tâche imposée de la description post-apocalyptique (palette de
couleurs absorbée par un gris hégémonique, panoramiques et plans larges balayant de grandes étendues désolées…), il n’en fait expressément pas le point focal de son long-métrage. Même les plans
les plus accomplis esthétiquement ne sont pas à chercher dans cette direction ; ils accompagnent les scènes nocturnes de La route, quand les personnages recroquevillés autour
du peu de chaleur et de protection que peut offrir un feu de camp évoquent soudain des toiles du Caravage par l’affliction qui se manifeste dans leurs traits (les cicatrices, les rides) et la
profondeur de l’obscurité qui les enveloppe de toutes parts.
L’adaptation faite par Hillcoat du roman est la plus fidèle que l’on puisse
imaginer, puisqu’elle en partage l’objectif majeur. Lequel prend la forme d’une interrogation, « qu’est-ce qu’être humain ? », posée de manière absolue car dans un contexte où le
cadre protecteur mais également borné de la société, de la collectivité a disparu. C’est aussi une adaptation qui trahit – comme toute bonne adaptation – car pour progresser vers l’ébauche de
réponse que La route a à nous soumettre, le réalisateur emprunte sa propre voie. Pour éviter l’écueil d’un cinéma purement illustratif et donc creux vers lequel l’aurait mené un
respect à la lettre de l’austérité du texte, il oppose à ses héros forcément incarnés (car interprétés par des acteurs en chair et en os) un danger lui aussi plus criant que l’exigence de
survie : le cannibalisme auquel en sont rendus la plupart des survivants, et qui décuple la panique de tomber entre les mains de ceux-ci. Cette dépravation ultime, cette perte radicale de
toute humanité n’apparaît visuellement qu’à une occasion, assez tôt dans le film. La force brute de ces images, de l’acte de montrer les choses et de les imprimer inévitablement dans la rétine,
suffit à partir de ce moment à maintenir protagonistes et spectateurs du récit sous la menace de cette horreur parmi les horreurs. [Récemment, Vincere
utilisait de manière similaire ce pouvoir de l’image, pour diffuser à partir d’une unique scène une tension sexuelle tenace dans son récit]. Et cette force fait que l’on scrute chacune
de leurs décisions, chacun de leurs doutes à l’aune de cette menace. L’œuvre littéraire de McCarthy traitait de la survivance morale de ses personnages entre les lignes ; l’œuvre
cinématographique de Hillcoat expose plus frontalement le péril, puis fait miroiter sa réflexion dans les yeux de ses héros.
Grâce à cette idée, Hillcoat parvient à se maintenir sur le chemin étroit entre d’un côté le faux-rythme stérile (dans lequel on pense régulièrement qu’il va tomber ; mais non, jamais) et de
l’autre la gonflette spectaculaire hollywoodienne – zombies et autres monstres plus ou moins humains qui ont une légitimité dans d’autres contextes mais pas celui-ci. C’est cet aplomb de la mise
en scène et de ses intentions qui sert de tremplin aux comédiens pour que ceux-ci déploient l’étendue de leur talent, et non l’inverse. La composition de Viggo Mortensen (possédé par son
personnage et dévoré par ses failles comme il sait si bien le faire) et les apparitions courtes mais indélébiles de Robert Duvall ou de Michael K. Williams (de The wire), pour impressionnantes qu’elles sont en soi,
n’auraient assurément pas le même impact si elles étaient livrées à elles-mêmes au lieu d’être intégrées à ce point dans un projet de cinéma plus vaste, plus complet. Un projet dont la
préoccupation centrale est de surtout ne pas se laisser déborder par le symbolisme trop évident, l’émotion trop simple dans un sens – l’héroïsme – comme dans l’autre – l’abattement terminal.
Hillcoat travaille sur la retenue, la mise en suspens, l’alternance de la parole et du silence (le rythme auquel les rencontres et les flashs du passé viennent scander le film est à ce sujet
parfait), les regards qui prolongent les phrases laissées incomplètes. Assurer cette résistance représente un travail considérable, de chaque scène voire de chaque plan ; travail que le
cinéaste accomplit brillamment comme la séquence dans l’abri rempli de vivres (d’une quiétude délicate, savourée comme un recueillement) ou la découverte d’un océan qui n’a plus rien de bleu
permettent, parmi tant d’autres, de s’en rendre compte.
Une réussite presque complète telle que celle de Hillcoat le long de cette Route a pour revers que les dérapages, même légers, sautent aux yeux. J’en ai observé deux,
fugaces : un accompagnement musical (par des riffs de guitare électrique) beaucoup trop évident lors de la découverte du garde-manger des cannibales ; et un plan dont le cadrage fait
ostensiblement paraître une croix chrétienne en surplomb des personnages, alors qu’ils se réveillent d’une nuit passée dans une église en ruines. Cette introduction soudaine et isolée de la
religion est incongrue, car tout le reste du film ignore ce sujet – à raison puisque la religion, pratique communautaire par excellence, ne peut plus trouver de place dans la vie qui est celle
des nomades de ce monde décimé. La seule notion qui subsiste est celle de la conscience humaine, cette composante immatérielle de l’être qui peut nous permettre de nous élever au-dessus du statut
d’animal. Tous les plans, tous les instants du film sauf un nous parlent dans un murmure de cette flamme vacillante qu’il s’agit de ne pas laisser s’éteindre. Sur ce point la conclusion du film,
qui reprend fidèlement celle du livre, est magnifique. A cheval entre la douceur et l’ironie, entre la douleur et l’espoir, elle accueille enfin l’émotion et entrouvre une porte sur une possible
perpétuation de cette étincelle, qui durera le temps que quelqu’un voudra bien l’entretenir.