• Esther Kahn, de Arnaud Desplechin (France, 2000)

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Où ?

En DVD zone 2 trouvé à petit prix dans un recoin du rayon « Comédie dramatique » (puisque les drames n’existent pas en termes marketing) de la Fnac

Quand ?

Mardi soir

Avec qui ?

Ma femme

Et alors ?

Esther Kahn a des allures à la fois de défi et de plaisir personnel pour Arnaud Desplechin. Défi, car à l’opposé de la totalité de ses autres longs-métrages, de La sentinelle à Un conte de Noël, il se fait fort dans ce film de suivre
un récit rectiligne, sans digressions, centré du premier au dernier plan sur un personnage et à travers lui un thème. Et plaisir personnel car ce thème est celui du théâtre, du mélange d’illusion
et de vérité nue qui doit ressortir du jeu, de la mise en scène. Ce choix de sujet ne peut être anodin pour un long-métrage, le réalisateur s’attaquent forcément dans ce cas à des choses qui le
concernent et le passionnent à un niveau intime, de même que pour un romancier qui écrirait sur la pratique de la littérature.

Ce plaisir de la mise en scène, du cinéma est d’ailleurs au cœur des commentaires audio proposés en supplément du film. Entouré de nombreux collaborateurs (co-scénariste, chef opérateur…),
Desplechin en revient en définitive en permanence à cette notion centrale. Le plaisir de créer est sensible partout, dans le choix d’un sujet de film (ici une nouvelle de Arthur Symons) ;
dans la reconstitution d’un lieu – ici Londres au 19è siècle – en termes de décors mais aussi de lumière, à partir de photos et de tableaux de l’époque ; dans l’application disciplinée de
règles de film de genre (Esther Kahn en mélange plusieurs : le film en costumes, le film de théâtre, le récit à suspense…) ; dans l’activation de références explicites
et prestigieuses – la Nouvelle Vague, principalement – par lesquelles Desplechin se place depuis le début dans la lignée de toute une histoire du cinéma.


En plus d’en faire son credo de mise en scène, Desplechin réalise dans Esther Kahn la mise en abyme de cette alchimie magique qui sous-tend toute œuvre de création. Le film
accompagne le désir absolu, inéluctable de la jeune Esther Kahn de devenir une actrice. Suivant un seul protagoniste au lieu d’une demi-douzaine (au moins), le cinéaste met à sa disposition tout
son talent de dilatation du temps et d’exacerbation des événements et des émotions. Le parcours initiatique d’Esther s’étire ainsi sur deux heures et demie, divisées en trois chapitres que
Desplechin n’hésite pas à rendre très distincts les uns des autres. Les périodes de l’enfance et de l’adolescence d’Esther nous introduisent le personnage sous l’angle de la volonté forcenée de
se distinguer, de tirer profit de sa différence innée – que ses proches ne manquent pas de lui rappeler à longueur de temps : elle est dans l’introspection, le désir, le rejet de la routine
– pour s’élever hors de sa classe, tel le Martin Eden de Jack London. Le théâtre est alors plus un moyen qu’une fin, et ne représente d’ailleurs qu’un élément diffus du film, qui
s’attarde beaucoup plus sur l’immersion dans le quotidien des bas-fonds de Londres.


La rencontre d’Esther avec Nathan (Ian Holm), un acteur chevronné qui se propose de lui apprendre les bases techniques du jeu fait pénétrer le film dans sa deuxième partie. Les scènes
s’allongent, le montage respire (après l’enchaînement pressé de courtes saynètes qui caractérise le premier tiers), à mesure que la fougue d’Esther est canalisée. La belle idée de Desplechin pour
échapper à la routine maintes fois vue des scènes d’apprentissage est de ne jamais filmer celles-ci : chaque séquence s’arrête avec la fin des instructions de Nathan, sur un fondu au noir
qui nous laisse libre d’imaginer la création qui va suivre.

Après cela, il manque encore à Esther une composante capitale du bagage d’actrice : l’expérience personnelle des émotions que doit ressentir, et non simplement singer, l’interprète d’un
rôle. Pour cela, le film la replonge dans le tumulte de la ville, où elle jette son dévolu sur un auteur et critique qui lui fait découvrir le sexe, l’addiction sentimentale, et enfin la douleur
de la rupture lorsqu’il la quitte sans plus de cérémonie pour s’afficher au bras d’une femme qui est tout le contraire d’Esther. La séquence où celle-ci découvre la trahison de son amant, à la
faveur d’un embouteillage de calèches à un carrefour, est un exemple remarquable de fusion d’un récit intime – l’implosion émotionnelle qui déchire en silence l’âme d’Esther à cet instant – et
d’une reconstitution historique opulente et vibrante, filmée à hauteur d’homme. Mais le plus beau reste à venir : la captation en quasi-temps réel (avec tout le suspense que cela implique)
de l’incarnation par Esther d’un personnage complexe qui soit à la fois elle et le rôle imaginé par l’auteur – en l’occurrence Hedda Gabler de Henrik Ibsen.


Dans la forme, ce va-et-vient continu entre la scène et les coulisses est un monument de virtuosité, magnifié par l’idée géniale de Desplechin de filmer la pièce depuis le point de vue subjectif
des acteurs – nous sommes avec eux sur scène, et nous n’entendons rien des dialogues que leurs rôles énoncent. Sur le fond, ce long climax est également un aboutissement, celui de la
formation d’Esther. Comme le dit en conclusion la voix-off qui a accompagné les actes et les pensées de l’héroïne depuis le tout premier plan, « l’actrice était là ». Il n’y a en
effet alors rien de plus à dire. Si ce n’est qu’une autre actrice crève l’écran : Summer Phoenix (la sœur de Joaquin), dont le physique froidement déterminé et le regard lointain donnent un
caractère réellement exceptionnel à son personnage.

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