• En noir et blanc : L’éclipse, de Michelangelo Antonioni (Italie, 1962)

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vlcsnap-2010-08-03-23h25m11s115Où ?

En vacances, en DVD zone 2 édité par StudioCanal (inégal : une très bonne analyse du film en bonus, mais des sous-titres dilettantes)

Quand ?

Fin juin

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

L’éclipse est un film de transition dans la carrière d’Antonioni. Formellement, il conclut sa période de longs-métrages italiens et en noir et blanc, où l’on retrouve
L’avventura  et La notte.
Thématiquement, il annonce la teneur de ses œuvres internationales et en couleur qui suivront : Blow up ,  Zabriskie point,  Profession reporter. Ce statut composite fait
que L’éclipse est encore plus ambitieux et absolu que ses prédécesseurs ; et moins sidérant et cohérent que ses successeurs. En soi, c’est un objet cinématographique
d’une grande force et surtout d’une incroyable beauté, bien que sa première partie m’agace. Antonioni y bascule à mon sens du mauvais côté de la frontière floue qui sépare le cinéma contemplatif
entre films au regard profondément incisif, et poses aussi esthétiques que vaines. Les différentes saynètes de présentation de la vie de l’héroïne Vittoria (Monica Vitti) étirent leur examen d’un
présent bloqué, d’un quotidien banal, bien au-delà de ce que je suis disposé à accepter comme représentations statiques. Le propos d’Antonioni n’est pas défectueux, il n’est pas non plus
insuffisant. Il s’attarde simplement trop dessus, et ses cadrages soigneusement élaborés se retournent contre lui en n’inspirant pas grand-chose d’autre que leur caractère affecté et excessif.

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Malgré tout, dans ces séquences quelque chose de l’état d’esprit de Vittoria traverse l’écran et vient nous toucher et nous préparer à la suite. Nous ressentons avec force son étrangeté au monde,
qui est clairement l’expression de celle d’Antonioni lui-même. Vittoria est déphasée, elle ne sent pas à sa place dans le cadre que lui proposent son pays et ses concitoyens. La modernité de
leurs possessions (appartements, voitures) et de leurs conduites ne l’inspire pas. Minoritaire dans sa manière de voir au sein de son entourage, Vittoria est de surcroît incapable d’exprimer par
le langage ce qu’elle ressent ou désire (une tendance majeure de la suite de l’œuvre d’Antonioni), possiblement car ce moyen de communication a été complètement capturé par les tenants du camp
majoritaire, celui de la consommation reine et du matérialisme. Vittoria reste alors sans cesse en marge, du cadre et de l’action – ou plutôt de l’excitation, dont l’exemple le plus saisissant
est fourni par les scènes d’hystérie collective à la Bourse. Et lorsqu’elle s’essaye à marquer de son empreinte l’endroit et le moment où elle se trouve, à désaxer le monde selon ses envies –
telle son interprétation improvisée et candide d’une indigène kenyane (maquillage intégral et déguisement à l’appui) –, elle se fait sèchement tacler et renvoyer à son rôle de suiveuse auxiliaire
et négligeable.

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Vittoria est une étrangère, une stranger in a strange land comme le titre du classique de la littérature de science-fiction écrit par Robert Heinlein l’année précédente. Mais c’est de
son créateur Antonioni qu’elle tient ce trait de caractère ; et à cet écueil de scénario, celui-ci apporte comme un soutien manifeste à Vittoria une solution sous forme de mise en scène. Ce qui
est à l’écran dans L’éclipse est le champ de bataille, et la manière dont Antonioni le filme est son assaut visant à terrasser l’ennemi. Le noir et le blanc de la
photographie ne sont pas de simples couleurs ou teintes, mais des marqueurs symboliques du degré de considération du cinéaste envers ses différents personnages et actions. À tous ceux et celles
qui se complaisent dans la triste réalité palpable de la société obnubilée par l’argent et la propriété, dont les années 1960 sont le préambule, est attribué le noir de la pénombre et de
l’ignorance. Le blanc cristallin et éclatant est réservé au point de vue de Vittoria, par tous les moyens possibles : par l’éclairage des lieux bien sûr, mais aussi par la teinte qui leur est
donnée en propre, et par des moyens encore plus indirects comme le choix de cadrer très large, ou de manière à faire pénétrer dans le plan la lumière ardente du soleil méditerranéen. Comme
Vittoria, Antonioni cherche une solution pour altérer le monde ; et contrairement à son héroïne, lui a avec le cinéma une forme d’expression sur laquelle s’appuyer pour y réussir. La réalisation
de L’éclipse est guidée par cette volonté que l’on peut nommer révolutionnaire (rappelons que huit ans plus tard, Zabriskie point sera un film
ouvertement révolutionnaire) ; et tous les procédés que le cinéma est en mesure de fournir pour nous faire voir différemment le monde sont des armes au service de cette révolution de l’esprit. Il
est normal que L’éclipse fût le dernier long-métrage en noir et blanc d’Antonioni : à cette occasion, il a tiré tout ce qu’il y avait à tirer de cette façon de faire des
films. Il ne lui restait qu’à passer à la couleur, et à faire de même dans ce nouveau cadre.

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La seconde moitié de L’éclipse fournit un support plus solide à cette force visuelle et symbolique. Antonioni y observe – « raconte » serait erroné, tant le
film est radicalement abstrait – le flirt entre Vittoria et Piero, un pur produit de son époque. Jeune trader aux dents longues, il transforme en énergie individuelle le chaos indescriptible qui
règne à la Bourse, et ne trouve rien à redire à la cruauté fondamentale des jeux de spéculation financière. Ainsi, lorsqu’un krach survient et ruine des milliers de petits épargnants, il n’a
qu’un haussement d’épaules indifférent à opposer à la question de Vittoria « où vont les milliards qui sont perdus ? ». Son attitude dans les relations sentimentales est basée
sur une même obsession du profit, du retour sur investissement. Le physique conquérant et le regard dur d’Alain Delon, qui interprète le rôle, sont des vecteurs parfaits de la psychologie
carnassière de Piero. Il attend du concret – des baisers, des caresses –, et il les attend à courte échéance. L’amour est pour lui une intimité physique, qui n’a que partiellement à voir avec
l’intimité spirituelle que recherche Vittoria. L’échec est donc inévitablement au bout du chemin entre elle et lui. Porté par la mise en scène et par les choix de récit d’Antonioni (son regard
sur les Bourses contemporaines est visionnaire), cet échec devient plus qu’individuel : général. L’éclipse n’est pas le drame de Vittoria et Piero, mais de toute une
société qui se laisse gagner par l’obscurité et l’obscurantisme. Jusqu’à disparaître ? L’épilogue fait en tout cas s’éclipser les deux héros, aussi définitivement qu’Anna s’évaporait dans
L’avventura. La caméra d’Antonioni ne capte plus que des bribes du monde, désarticulé et vide de toute humanité à l’exception de gens errant tels des figurants (ce
qu’ils sont effectivement, n’étant jamais apparus auparavant dans le film), des étrangers au monde à leur tour. Qu’en conclure ? L’impossibilité de résoudre ce mystère est peut-être sa raison
d’être ; le dernier assaut du cinéaste au sein de ce film contre un monde trop explicite qui exige que tout ait forcément une explication, une justification, une évidence souveraine.

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2 réponses à “En noir et blanc : L’éclipse, de Michelangelo Antonioni (Italie, 1962)”

  1. Solène dit :

    Belle critique. Mais je ne serais pas aussi dure avec le personnage de Piero. Il est froid, vit dans l’instant et est un pur produit de sa société mais il est aussi plus complexe que cela je pense.
    Même s’il ne peut pas comprendre Vittoria, il n’est pas indifférent. Et leur relation est peut-être un échec, mais elle n’a pas pu l’empêcher, elle n’a pas pu s’empêcher de l’aimer, comme si elle
    était obligée de s’accrocher à ce monde avec lequel elle n’est pas en phase.

  2. <a href="http://cine-partout-tout dit :

    Tout à fait, Vittoria est obligée de s’accrocher à ce monde car il n’y en a, pour autant qu’ils le sachent, aucun autre. Ce qui est le drame des personnages principaux de presque tous les films
    d’Antonioni