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- Un soir d’avant-premières à Paris Cinéma (2/2) : Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, de Apichatpong Weerasethakul (Thaïlande, 2010)
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Où ?
Au MK2 Bibliothèque, dans le cadre du cycle d’avant-premières du festival Paris cinéma
Quand ?
Vendredi il y a dix jours, à 21h30
Avec qui ?
MaFemme
Et alors ?
Proposer à la suite le Grand Prix du Jury et la Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, deux films qui étaient particulièrement attirants sur le papier avant même
d’être primés de la sorte, en voilà une initiative superbe – et un point d’orgue évident au toujours engageant festival Paris Cinéma.
Alors, par quel bout prendre cette Palme d’Or qui ne ressemble effectivement à pas grand-chose de connu ? Probablement, par le plus simple. Car Oncle Boonmee, celui qui se
souvient de ses vies antérieures n’est pas du tout un film labyrinthique ou confus, mais tout au plus allusif, immatériel dans sa manière de mener un récit aussi enchanteur et
mélancolique que son titre. Le récit est celui des derniers jours de Boonmee, plus un épilogue montrant un instantané de la vie menée par ses proches après son décès. Ce choix de finir sur eux,
et sur leur existence étriquée et sans consistance, donne au film dans son ensemble une tonalité triste, nostalgique des merveilles du passé. Tout oppose Boonmee et ce qu’il reste de sa famille
(sa belle-sœur Jen, les enfants de celle-ci) : la jungle luxuriante contre les murs nus d’une chambre d’hôtel, les mets abondants et appétissants offerts par la nature contre les productions
superficielles de la ville (le son et lumière assommant du bar karaoké), les esprits et autres phénomènes mystérieux qui peuplent chaque bois et chaque cascade contre le rétrécissement et
l’abêtissement provoqués par la télévision. Ce qui peine n’est pas tant de voir Jen et les autres mener cette vie, que de les voir y revenir après avoir côtoyé le monde formidable de Boonmee et
en avoir refusé l’héritage. Un refus qui prend probablement sa source dans leur peur face à tout ce qui est inconnu ou différent, sentiment abordé dans l’un des premiers dialogues du film où
Boonmee et Jen manifestent des opinions opposées sur l’immigration clandestine.
Le réalisateur Apichatpong Weerasethakul condamne sans appel le groupe des lâcheurs, au moyen de deux parallèles qu’il dresse entre eux et Boonmee dans cet épilogue – la place de l’argent, qui
est immédiatement un élément-clé pour Jen, alors qu’il n’est jamais abordé par Boonmee ; et la tentative de transportation de cette même Jen dans un autre contexte, dans une autre
« vie » à l’image de ce que sait faire Boonmee. Mais Jen ne parvient à se projeter que de devant sa télévision à assise dans un bar karaoké, et son mouvement ressemble à du surplace là
où Boonmee a à sa disposition une quantité inépuisable d’états, de vies antérieures singulières à se remémorer. Son incapacité à transmettre cette disposition consacre, dans le cadre du récit, la
victoire de l’étroitesse d’esprit et du repli sur soi. Mais l’existence du film et la manière dont il est conçu sont un appel lancé au spectateur, une exhortation à venir rejoindre les rangs de
ceux qui sont ouverts aux visions et aux expériences surnaturelles, fantasmagoriques, résolument étranges ; que celles-ci prennent place dans le monde réel ou sur un écran de cinéma. Avec
des mots plutôt que des images, Apichatpong a redit la même chose dans son très beau discours de réception de la Palme.
Avant de revenir s’achever contre son gré dans la ville,
Oncle Boonmee… s’épanouit dans une jungle de rêve. Ce qui m’y a le plus marqué n’est pas tant les apparitions en elles-mêmes que la façon dont elles sont naturellement
intégrées à la réalité du quotidien. Dans son va-et-vient entre l’imaginaire et le terre-à-terre, Apichatpong fait à la fois preuve de rigueur – à une séquence dans un monde succède toujours une
séquence d’égale importance dans l’autre monde : la dialyse de Boonmee puis la première apparition des fantômes, la récolte dans les champs puis la réminiscence de l’histoire de la princesse
et du poisson-chat… – et de relâchement : les transitions entre les univers sont d’une fluidité et d’une transparence qui anéantissent toute artificialité, tout raccord potentiellement
patent et donc gênant. Le mouvement du film devient un flux et reflux aussi naturel que celui des marées au cours d’une journée. Marée haute, le fantastique affleure à la surface des événements,
des ressentis. Marée basse, la réalité, les occupations journalières, les besoins physiques reprennent leurs droits.
Le spectateur n’a alors pas grand-chose de plus à accomplir qu’à faire la planche au sommet de la vague, et à se laisser porter par son mouvement. Oncle Boonmee… est une
invitation à l’abandon, à l’acceptation de devenir un réceptacle ne perdant pas de temps à questionner ce que nos yeux voient, ce que nos oreilles entendent, ce que notre mémoire nous rappelle.
La portée de cette invitation est peut-être troublée par le grand écart qui existe fondamentalement entre notre manière occidentale de percevoir et les fondements du rythme employé par les œuvres
orientales pour s’exprimer – durée des plans, distance entre la caméra et les personnages, mutisme plus appuyé de ceux-ci… Sur ce point la différence entre Oncle
Boonmee… et Des hommes et des
dieux est manifeste : à côté du film d’Apichatpong, celui de Xavier Beauvois passerait presque pour surdécoupé et bavard. Il faut donc effectivement forcer quelque
peu les barrières érigées par notre apprentissage cinématographique avant de se laisser pleinement envoûter par les rêveries de Boonmee ; braver la température de l’eau avant de se lancer à
faire la planche. De purs produits hollywoodiens comme Tim Burton et Benicio Del Toro (membres du jury cannois) y sont parvenus, maintenant c’est au tour de chacun de le faire. Les bruissements
infinis de la jungle, le miroitement des parois des grottes, les fantômes et singes-fantômes qui viennent s’inviter à table en seront la récompense.