• La frontière de l’aube, de Philippe Garrel (France, 2008)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, l’une des rares salles où le film passe sur Paris

Quand ?

Dimanche après-midi, avant d’aller revoir Entre les
murs
au même cinéma

Avec qui ?

Ma femme

Et alors ?

La frontière de l’aube est un bijou, aussi précieux que fragile. A contre-courant de l’inflation illustrative et sentimentale à laquelle s’adonne le cinéma moderne, le vétéran
Philippe Garrel (premier film, Marie pour mémoire, en 1967) dit beaucoup avec peu. L’ascèse absolue qui dirige le récit, la mise en scène, la description des personnages confère
au film une force évocatrice inouïe, la même que l’on peut trouver dans un court poème où chaque mot tient une place fondamentale.


Avec peu, Philippe Garrel crée un monde unique, en suspension à côté du notre. Pour y parvenir, il s’appuie bien sûr sur ce noir et blanc d’outre-tombe – au sens propre comme au figuré, puisque
l’on a l’impression que La frontière de l’aube ressurgit de la nuit des temps cinématographiques, ces années 1920 au cours desquelles l’expressionnisme est né à partir de cette
même photographie fabuleusement contrastée, où chaque source de lumière semble pouvoir brûler la pellicule et chaque coin d’obscurité l’engloutir. Le chef opérateur William Lubtchansky, déjà à
l’œuvre sur le précédent film de Philippe Garrel (Les amants réguliers), parvient à recréer cette ambiance envoûtante et terrifiante, qui sert de fil directeur à tous les autres
partis-pris du film. Le travail effectué sur le son est ainsi tout aussi renversant. L’accompagnement des images par le violon de Didier Lockwood ressuscite le lyrisme et l’exaltation des
compositions des films muets, qui étaient partie prenante de la conduite du récit et amplifiaient à l’adresse du public les sentiments vécus par les personnages. Comme les choix d’éclairage, ces
bribes disjointes de musiques ouvrent au sein du film une porte sur un autre monde – accompagnées en cela par les bruitages, en particulier celui signifiant l’apparition dans le miroir du
spectre, son horrifique qui nous hante comme le fantôme en question finira par hanter le héros.


La juxtaposition de la présence de certains marqueurs d’époque visibles (écrans d’ordinateur, voitures…) et de l’absence d’autres – les personnages communiquent par lettres, vivent dans des
appartements du vieux Paris – crée une indécision temporelle qui est aussi celle de personnages tiraillés entre le passé et l’avenir, entre la mort et la vie. Ils sont trois personnages à (tenter
de) vivre dans le monde de La frontière de l’aube. François (Louis Garrel), jeune photographe, tombe sous le charme de Carole (Laura Smet), comédienne sur laquelle il doit faire
un sujet. Plus tard, il l’abandonnera et se réfugiera dans les bras de la sage Eve (Clémentine Poidatz). François est quelqu’un d’inconsistant, de vide, une excroissance de son appareil photo
plus que l’inverse : comme son instrument de travail, il capte les blessures intimes, les âmes de ceux qu’il observe mais est incapable de s’engager auprès d’eux.


Dans sa foulée, le film prend des airs de quête morale à l’aboutissement impossible. Aux antipodes du caractère de François, les deux femmes qui l’entourent représentent chacune un absolu
requérant une implication totale et sincère. Il suffit pour chacune de deux ou trois courtes phrases qu’elles disent pour les ancrer fermement dans une case de l’échiquier politique, social,
culturel : « Je donne de l’argent à des gens » pour Carole l’artiste révoltée et surveillée par la police, « Tu n’as rien contre les riches j’espère »
pour Eve la fille bien née et bien entourée. Toutes les deux se rejoignent dans leur fragilité physique, intime – elles ont fait des « bêtises » -, inévitable compagnon de
route de leur complet abandon à leur dogme respectif. Et chacune à leur manière (un bloc d’émotions brutes et entières pour Laura Smet, une discrétion docile et presque résignée pour Clémentine
Poidatz), les deux actrices remplissent par leurs visages, leurs gestuelles, leur captation de la lumière ou de l’obscurité, tous les blancs que laissent les dialogues quant à ce mélange de
volonté et de vulnérabilité.


François refuse donc de suivre Carole, fantôme avant l’heure (de son vivant, elle hante déjà chambres d’hôtel et immenses appartements vides), dans son mal-être romantique et coupé du monde. Il
la laisse seule se détruire à coups d’alcool et d’électrochocs, sous le regard pudique de la caméra de Philippe Garrel qui n’en montre pas plus que ce qu’il faut pour nous faire sentir l’ampleur
de la trahison de François. Mais la vie toute tracée qui se dessine devant lui avec Eve – paternité, cocon protecteur et étouffant de la belle famille – exige de lui un engagement sur lequel ses
amis mettent un nom : « bonheur bourgeois ». La frontière de l’aube n’ira pas plus loin dans l’explicitation verbale de sa facette politique. Philippe
Garrel laisse un spectre, celui de Carole – mais aussi des infidélités, des convictions laissées en cours de route -, prendre les rênes de la suite et de la fin du récit. Comme je l’ai dit plus
haut, la forme visuelle et sonore ancestrale (avec des moyens datant d’avant que le film d’horreur tombe dans le domaine du divertissement défoulant) prise par les apparitions de ce fantôme le
rend encore plus redoutable, impitoyable. Avec peu (un miroir sans teint, un bruitage, un éclairage nu, et puis une tache de sang sur le sol), Philippe Garrel a créé beaucoup : une fable
sublime et terrible sur les tourments moraux et les revirements amoureux de l’être humain.


2 réponses à “La frontière de l’aube, de Philippe Garrel (France, 2008)”

  1. D&D dit :

    Je n’avais pas eu souvent l’occasion de lire de belles choses sur ce film. Merci.

  2. D&D dit :

    Je n’avais pas souvent eu l’occasion de lire de beaux échos de ce film. Merci.