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- Filmer les invisibles : « Délits Flagrants » (1995), « 10è chambre, instants d’audience » (2004) et « La vie moderne » (2008) de Raymond Depardon
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Où ?
Au MK2 Beaubourg pour La vie moderne ; à la maison en K7 vidéo enregistrée sur France 3 (il y a plusieurs années maintenant) pour Délits flagrants, et en DVD pour
10è chambre
Quand ?
Pendant les vacances de la Toussaint
Avec qui ?
Ma femme et une salle bien remplie (c’était le premier soir et les critiques étaient très bonnes) pour La vie moderne, et seul pour Délits flagrants et 10è
chambre
Et alors ?
Après avoir commencé sa carrière il y a plus de 40 ans maintenant comme reporter photo (un médium qu’il pratique encore aujourd’hui), Raymond Depardon s’est tourné vers le long-métrage
documentaire en couvrant la campagne présidentielle de Valéry Giscard-d’Estaing lors de l’élection de 1974 dans 1974, une partie de campagne. Depuis, son œuvre formée de plus
d’une quinzaine de films est l’une des plus importantes du paysage français, car elle offre le plus souvent la présence d’une caméra à des lieux de la société ou des franges de la population qui
en sont habituellement privées. Trois films pris sur les 15 dernières années sont emblématiques de cette prise de position : Délits flagrants capte les échanges entre des prévenus
pris en flagrant délit et les substituts du procureur devant lesquels ils sont déferrés d’office. 10è chambre, instants d’audience est en quelque sorte la suite du précédent, en
observant les audiences au tribunal menant à la condamnation ou non de tels accusés. Enfin, La vie moderne s’intéresse à un sujet radicalement différent, des agriculteurs
possédant depuis plus ou moins longtemps de petites exploitations familiales et (sur)vivant à l’écart du regard du monde.
Délits flagrants et 10è chambre sont donc complémentaires. Avec pour allégorie visuelle possible les travellings qui le scandent en suivant le transfert de
prévenus dans les interminables couloirs souterrains du Palais de Justice, Délits flagrants explore les multiples étapes et les recoins méconnus du système judiciaire français. La
majeure partie du film est consacrée aux face-à-face entre prévenus et substituts du procureur, autant d’instantanés d’un mouvement apparemment perpétuel où les uns récidivent encore et toujours
et plaident non coupable (ou « moins » coupable) tandis que les autres les poursuivent sans relâche en appliquant article après article le code pénal. On a le sentiment qu’au milieu de
la table où sont assis prévenu et fonctionnaire, un mur massif et infranchissable sépare les deux positions. Lequel mur s’effrite à peine lorsqu’un accusé, novice ou fragile, sort de sa réserve
calculée pour évoquer une séropositivité ou un désir de suicide pour « arrêter de faire perdre son temps à la justice ».
Conscient de l’immuabilité probable de ce statu quo, Depardon a l’audace de faire de Délits flagrants une quête vivante et tâtonnante, qui se tourne à mi-film vers d’autres
engrenages du système judiciaire. Sa caméra se pose ainsi, toujours avec la même distance pudique, dans le bureau d’une enquêtrice de personnalité – face à qui certains confient soudainement
délits dissimulés et problèmes intimes (l’un allant rarement sans l’autre) – et dans l’antichambre d’une salle d’audience, où un avocat commis d’office souffle à l’oreille de sa cliente un
exemple de récit à répéter « avec [ses] propres mots » qui pourrait lui valoir l’indulgence du juge. Là comme partout ailleurs dans le Palais de Justice arpenté par
Délits flagrants, chacun fait son travail – souvent très bien. Mais personne ne fait plus que son travail, et la justice en vient finalement peut-être à tourner à vide.
10è chambre permet à Raymond Depardon de pénétrer dans la seule salle du Palais laissée fermée dans Délits flagrants – la salle d’audience. Au fil des quinze
audiences captées, on retrouve un certain nombre de cas déjà présents dans le précédent film, des pickpockets aux sans-papiers. Le travail sur la mise en scène et le montage est également
comparable d’un long-métrage à l’autre, avec une première partie dont la cohérence (il ne s’agit alors que d’affaires traitant de délits mineurs, souvent des premières infractions) est abandonnée
à mi-chemin, pour mener le film dans une autre voie. Une longue séquence où s’enchaînent des comparutions immédiates nocturnes ébrèche l’étalage initial de retenue et d’impartialité d’une justice
efficiente et souveraine. Les cas se font alors plus délicats, reposant sur une parole contre une autre (et que vaut la parole d’un homme déjà condamné pour deal de drogue ?) ou risquant de faire
de la justice une simple chambre d’enregistrement des arrestations de la police, si jamais elle ne prend pas non plus garde à la complexité profonde des affaires.
Une autre nouveauté dans la mise en scène de Depardon prend tout son poids dans le dernier acte de 10è chambre. Contrairement à la position très neutre prise dans Délits
flagrants, et comme il l’explique lui-même dans un très instructif supplément du DVD, le réalisateur a choisi de déséquilibrer le traitement de ses sujets d’étude. Il ne le dit pas de
manière aussi limpide, mais le fait est que mesdames le juge et le procureur sont maintenues à une certaine distance et filmées à l’horizontale, alors que les prévenus sont considérés de très
près, avec une grande intimité doublée d’une estime rendue évidente par le parti de la contre-plongée. De la sorte, Depardon oriente adroitement notre sympathie en faveur des seconds, ce qui
reste insensible quand aucune tension n’est présente mais devient primordial lorsque l’on voit la justice proche du dérapage dans les deux dernières affaires. Le génie du film est d’avoir
rapproché deux cas a priori très lointains – un homme blanc, la quarantaine aisée, arrêté pour port d’un Opinel, et un jeune d’origine maghrébine récidiviste des infractions au code de la route -
mais dont le déroulement conduit à la même observation : la réaction violente et disproportionnée des exécutants de la justice dès lors que les prévenus s’expriment non plus avec hypocrisie mais
avec franchise. Le premier accusé considère son arrestation absurde et cherche à amener le débat sur le « domaine réservé » du droit théorique, le second déclare crânement qu’il
continuera à conduire même si son permis lui est retiré ; tous deux sont pour cette raison traités avec mépris par un système au bord de l’abus de pouvoir. La justification apportée pour la
première affaire par le juge Michèle Bernard-Requin dans une rencontre avec le public également présentée dans les bonus (l’homme s’est montré « insolent » selon elle) n’incite
pas à l’optimisme. Pas plus que la dégradation du respect du citoyen par le tandem police-justice sous le nouveau régime, qui rend chaque jour plus pertinent le constat inquiet fait par
10è chambre et Délits flagrants.
Comme dit en introduction, La vie moderne n’a presque rien à voir avec ces deux œuvres, si ce n’est une volonté de sortir des zones du quotidien surchargées de caméras – et une
évidente progression formelle de film en film. Après l’image brute de Délits flagrants, et l’image réfléchie de 10è chambre, Depardon choisit pour la première fois
de faire une « belle » image, à l’aide du format large cinémascope et de la qualité du numérique haute définition. La décision n’est pas anodine ; elle permet en effet d’aller à
contrecourant du cliché facile et passéiste du paysan coupé du monde et donc du progrès. Les agriculteurs rencontrés par le cinéaste nous sont au contraire présentés en toute majesté : un
long, ample et superbe plan-séquence filmé depuis le capot d’une voiture nous fait à chaque fois découvrir les merveilleux paysages naturels qui entourent les fermes. Au générique de fin, ce sont
les individus eux-mêmes qui ont droit pour accompagner leur nom à leur plan solennel, face caméra, tels des stars.
Depardon achève de rejeter le mensonge de la pseudo-objectivité du documentaire en accompagnant son film d’une voix-off dite à la première personne par lui-même ; en recadrant de manière
voyante la caméra au milieu d’une scène ; en apparaissant pour la première fois à l’écran, certes fugitivement mais sans que cela ait été retiré au montage. Il assume de la sorte son rôle de
passeur entre les acteurs de son documentaire, qu’il interroge et filme, et les spectateurs ; son intimité et son empathie envers ces hommes et ces femmes facilite la nôtre, par effet
d’entraînement. Du coup, et sans être aucunement minimisées par la sympathie, leurs difficultés (la dureté du métier, sa disparition de l’espace public), leurs tragédies – la mort d’un animal,
par exemple – et surtout leur solitude ne sont pas non plus considérées, comme c’est trop souvent le cas, comme d’inéluctables symboles de l’extinction à petit feu d’une profession. Le titre
La vie moderne résume en cela à merveille ce que Depardon souhaite nous transmettre de ces conversations toutes passionnantes : dans sa douleur comme dans sa beauté,
l’agriculture fait plus que jamais partie de notre temps.