• The Matrix, dix ans après

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Souvenez-vous : en 1999 sortait The Matrix, qui révolutionna le film d’action, entre autres en le faisant entrer dans l’ère du virtuel. Quatre ans plus tard, étalés
sur 2003, suivirent les longs-métrages n°2 (The Matrix reloaded) et n°3 (The Matrix revolutions), ainsi que la compilation de courts-métrages
d’animation ouvrant d’autres portes de l’univers de la Matrice, The Animatrix. Alors que l’on s’approche du début d’une nouvelle décennie, que le cinéma à grand
spectacle est passé à autre chose (3D par ici, traumatisme du 11 Septembre par là) et que les Wachowski sont quasiment redevenus des anonymes à coups de productions anodines – Ninja
assassin
– et de débâcles commerciales – Speed racer, leur seule réalisation post-Matrix –, qu’est-ce que ça fait de revoir toute la saga
Matrix aujourd’hui ?

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The Matrix : le direct du gauche

Dès sa séquence d’ouverture, The Matrix est un film prodigieux. On n’a aucune idée de ce dont il retourne ; on sait simplement que l’on adore l’expérience. Par son
mix entre le film noir, le kung-fu, la science-fiction et des clins d’œil à Vertigo et
Duel, ce prologue mettant aux prises Trinity (Carrie-Anne Moss) et les agents de la Matrice fait passer le message du film par la forme avant qu’il ne soit exprimé dans
le scénario : The Matrix est le lieu de tous les possibles. Et la demi-heure qui suit, qui a pour objectif l’extraction de Neo (Keanu Reeves) de la Matrice vers le
monde réel, suit la même cadence infernale. Les Wachowski jouent avec le public de la même manière que le leader bon (Morpheus, Laurence Fishburne) et son homologue méchant (Smith, Hugo Weaving)
jouent avec Neo ; lui comme nous ne sommes que des pions sur un échiquier trop vaste et dont nous ne connaissons pas réellement les règles.

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Cependant, tout est fait pour qu’on ne se frustre pas malgré cet état d’ignorance : les trouvailles de péripéties ludiques et spectaculaires s’enchaînent (le guidage par téléphone dans le bureau
en open space, la pose du mouchard et son retrait), tandis que les dialogues regorgent plus de références astucieuses à Alice au pays des merveilles que de questionnements ahuris. Au
bout du terrier du Lapin Blanc, il y a le premier choc de taille de l’histoire, asséné en un plan démentiel ; le réveil de Neo, dans un monde incompréhensible pour lui et légèrement moins
pour le spectateur pour peu qu’il connaisse ses classiques de science-fiction, de Metropolis à Terminator, aussi bien que les Wachowski.

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Cette transition brutale ouvre sur une phase plus calme, plus classique décrivant l’apprentissage des nouvelles règles par le héros. Preuve du respect des cinéastes pour leur public, le jeu de
cache-cache de l’acte précédent n’est plus de mise. Tout est désormais clarifié et simplifié au maximum par la mise en scène. Dans le monde réel, le point de vue subjectif de l’élève Neo et les
gros plans de face de ses interlocuteurs/tuteurs prévalent. Quant à l’explication pratique du fonctionnement et des dangers de la Matrice, elle se fait sous forme de tutoriaux interactifs plutôt
que de cours magistraux barbants. Les Wachowski auraient tort de se priver d’exploiter les capacités infinies de leur univers virtuel, qui permet de faire des programmes d’entraînement successifs
(le dojo, le saut, les agents) des shots d’adrénaline pure. Dix ans avant qu’ Avatar n’en fasse
de même, The Matrix avait déjà tout compris au fait que la découverte par étapes d’un monde fabuleux peut, à elle seule, fournir la matière à l’excitation – et pas juste
à l’admiration – du spectateur avant l’entrée en piste de l’histoire principale.

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Celle-ci, dans The Matrix est raisonnablement classique (kidnapping, mission de sauvetage, révélation à soi-même et aux autres de facultés insoupçonnées, etc.) ;
mais c’est son habillage qui marque durablement les esprits. Habillage formel, bien sûr : il est inutile de revenir sur les mille et une merveilles du film de ce point de vue – cascades de
l’hélicoptère et du métro, fusillade du hall et sa préparation dans l’armurerie virtuelle, effet bullet time… – hormis pour dire que toutes tiennent toujours la dragée haute aux
blockbusters actuels. Mais l’habillage idéologique est tout aussi renversant. Le discours tenu par Morpheus à Neo quelques minutes avant le début des hostilités est un véritable précis
d’insurrection révolutionnaire, dont la transposition à notre monde de l’autre côté de l’écran de cinéma peut se faire de manière cristalline. La Matrice n’est rien d’autre qu’un nom et un
concept posés sur notre mode de vie, dans lequel les masses sont tout autant endormies par les divertissements et autres mirages, et ainsi tout autant exploitées à des fins de travail et de
productivité.

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Et comme le dit Morpheus, toutes les victimes de cette illusion ne sont pas prêtes à en être réveillées, loin de là. Dans notre monde comme dans la Matrice, des anonymes pourtant exploités comme
les autres peuvent à tout moment se transformer en « agents » du système en place qui appliquent les règles comme si leur vie en dépendait et qui dénoncent les éléments indociles.
Prendre du recul par rapport à ce système d’oppression douce et savoir l’analyser avec un regard extérieur, critique, tel est le message hautement politique de The
Matrix 
; message avec lequel l’hymne agressif de Rage Againt The Machine Wake up balancé à plein volume lors du générique de fin résonne parfaitement.

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The Matrix reloaded : le crochet du droit

Quatre ans plus tard, The Matrix reloaded reproduit le mix parfait du premier volet, entre l’euphorie de l’instant présent (les scènes d’action) et l’intelligence d’une
réflexion plus vaste (les tenants et les aboutissants de l’intrigue). En mieux.

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Cette suite commence en démontrant à nouveau un fort sens du respect du spectateur. Bénéficiant de plus de moyens et de plus de temps (pas besoin de refaire toute l’exposition), elle donne à voir
ce que The Matrix ne faisait qu’évoquer et qui faisait inévitablement fantasmer : la cité humaine de Zion, cœur de la résistance contre les machines. La séquence
est à haut risque, car elle introduit dans l’univers de la saga une organicité qui en était jusque là absente. Le résultat tient la route, les inspirations un peu triviales de Star
wars
et des univers d’heroic fantasy ne prenant jamais le dessus sur cette volonté de différenciation radicale avec le monde des machines. Celle-ci va crescendo à mesure que l’on
progresse dans Zion, et explose dans une scène superbe d’orgie géante de musique et de corps-à-corps.

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Après quoi le récit peut s’enclencher, sur une base particulièrement téméraire : il s’agit ni plus ni moins que de la remise en cause de l’ensemble des acquis du premier film, soit le contre-pied
total de l’attitude habituellement en vigueur à Hollywood, se reposer sur ces acquis et naviguer en pilotage automatique. D’entrée de jeu, on nous apprend que la croyance de Morpheus en la
prophétie voyant en Neo le Messie est loin de faire l’unanimité chez les humains, et que le statut d’Élu potentiel pèse à Neo qui préférerait pouvoir passer plus de temps à coucher avec Trinity.
Ces entailles ne sont qu’un prélude à un scénario procédant au démantèlement méticuleux de tout ce en quoi les personnages – et donc le public, qui n’avait qu’eux comme référents – croyaient.
« L’empire contre-attaque », mais celui des machines le fait non pas en suivant les règles mais en en révélant de nouvelles, qui lui redonnent un avantage écrasant. La version courte
est que la soi-disant prophétie et la rébellion qui en découle sont des constructions des machines faites pour contrôler ceux qu’elles savent être des rebelles en puissance ; c’est une forme de
contrôle complémentaire, orienté vers ceux qui échappent au premier mode de contrôle qu’est la Matrice.

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Pour la version longue, il faut regarder The Matrix reloaded et ses remarquables scènes de dialogues entre Neo et les autorités de la Matrice (l’Oracle, le Mérovingien
interprété par un Lambert Wilson en pleine forme, l’Architecte) qui détaillent la manipulation. Après cela, un nouveau visionnage du film rend les mécanismes de cette illusion aussi transparents
à nos yeux que le code de la Matrice l’est pour Neo. The Matrix reloaded est la deuxième leçon révolutionnaire des Wachowski : en plus de faire preuve d’esprit critique
vis-à-vis du système, il est nécessaire d’avoir en permanence le même recul vis-à-vis de la supposée révolution qu’on est en train de faire. Car celle-ci peut tout à fait ne mener qu’à la
reconduction du système que l’on désire ardemment supprimer.

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Les rebelles menés par Morpheus et Neo sont ainsi réduits comme les autres au statut de « liens dans la chaîne », d’acteurs dans une fiction. Mais malgré cette ambiance
d’ensemble passablement déprimante et pessimiste, la jubilation des séquences d’action établit tout au long du film de nouveaux sommets. Chaque affrontement est plus dément et plus démesuré que
le précédent. Le combat de Neo contre des dizaines d’agent Smith clonés efface des tablettes l’opposition en un contre un sur le quai du métro à la fin de The Matrix. Il
est à son tour surclassé quelques dizaines de minutes plus tard par une démonstration de kung-fu à un (Neo, encore) contre quatre (des sbires du Mérovingien), où l’utilisation de l’espace et de
toutes les armes blanches imaginables ou presque est proche de la perfection. Mais même cette séquence doit s’effacer devant le monument à suivre qu’est la poursuite sur l’autoroute, inénarrable
et appelée à rester inégalée aussi longtemps que les records sportifs les plus phénoménaux. D’une durée exceptionnelle, elle ébahit par sa capacité à produire toutes les dix secondes une nouvelle
idée visuelle ou d’initiative individuelle s’intégrant à l’intérieur de l’action globale.

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La maîtrise des Wachowski dans ce deuxième volet est telle qu’ils se permettent même d’ajouter ici de l’humour (les bruitages de strikes dans le combat Neo-Smiths), là du sexe (un
orgasme féminin en gros plan… virtuel), sans jamais rien déséquilibrer. Ils exploitent aussi abondamment et avec succès un concept neuf par rapport au film de base, celui des backdoors
et des clefs qui permettent de se déplacer à sa guise dans les différents niveaux de la Matrice. Mais en fin de compte, ils se sont coincés eux-mêmes dans un cul-de-sac dont il va être impossible
de s’extirper de manière satisfaisante dans The Matrix revolutions : comment faire triompher des personnages qui ont tout perdu et sont désormais sans ressources (ou
plutôt, qui n’en ont jamais eu) ?

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The Matrix revolutions : l’auto croche-pattes

Le troisième et dernier épisode débute sur un problème concret à résoudre : le sauvetage de Neo du coma digital dans lequel il se trouve plongé à la fin de The Matrix
reloaded
. Loin de la « révolution » annoncée, la solution empruntée a des airs de patch appliqué à la Matrice pour s’en sortir tant bien que mal. L’ajout opportuniste d’un
nouvel espace « entre le monde des humains et le monde des machines » s’accompagne du recyclage de scènes du premier film (la fusillade du hall, le night club) et de
personnages du deuxième (le Mérovingien, l’Oracle rebooté pour cause d’actrice morte – d’où un tunnel d’explications plus embarrassées qu’elles ne devraient l’être) sans s’inquiéter de dégrader
l’image des uns et des autres au passage.

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La résolution en parallèle de l’autre impasse en cours, conceptuelle celle-là (les pouvoirs de Neo et le sens de sa lutte), est du même tonneau. Elle tient en une explication qui sort de nulle
part – « les pouvoirs de l’Élu dépassent les limites du monde virtuel », ce qui est bien pratique – et une voie loin d’être neuve, l’amour. Cette dernière a déjà fait ses
preuves et pourrait tout à fait fonctionner si elle était empruntée avec finesse, ce qui n’est définitivement pas le cas ici. L’amour y est plutôt l’amûûûûûr, avec répétition du mot
« love » toutes les cinq minutes et, pour ceux qui ça ne suffirait pas pour saisir le message, des effets supplémentaires tels que la course au ralenti d’un amoureux vers un
autre et la présence d’un enfant mignon / tête à claques.

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The Matrix revolutions poursuit sur ces bases de bout en bout, et sa devise pourrait être la phrase « I don’t have time for this shit » hors-sujet
jeté par Trinity au Mérovingien. Il n’est plus question de construire un monde mais d’en finir, quitte à tout bazarder. Les échafaudages complexes et prodigieux des deux précédents épisodes
laissent la place à une histoire avec un bon, un méchant, une mission claire et des sacrifices de seconds rôles à l’héroïsme monumental. Non seulement une telle intrigue n’a plus rien de
singulier à proposer par rapport au tout-venant de la production hollywoodienne, mais en plus ni les acteurs ni les réalisateurs eux-mêmes ne sont à l’aise dans ce registre – voir la lutte de
Reeves et Moss pour se dépêtrer des dialogues à l’eau de rose qu’on leur impose soudain, ou le carnage scénaristique (il n’y a pas d’autre mot) autour du personnage de Bane. Celui-ci ne sert au
final qu’à faire survenir la seule bonne idée du film : rendre le héros tout-puissant aveugle à mi-récit. Le hic, c’est qu’à peine cela accompli on passe à tout à fait autre chose – un mauvais
autre chose. Vingt interminables minutes d’action pompière, présentées en un seul bloc, au prétexte d’un assaut de machines contre Zion. Cette exhibition de gros muscles n’a aucune âme, aucune
inventivité et même aucune utilité puisque des vagues similaires peuvent se succéder par milliers au vu de la supériorité numérique des machines sur les humains.

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Le dernier acte semble en passe d’élever un petit peu le niveau. Le trip lumineux à la Blueberry de Neo trouve un semblant de justification avec l’arrivée dans la ville
des machines ; et le scénario dégaine alors son unique scène légitime, le combat final entre Neo et Smith qui nous ramène (enfin !) dans la Matrice. Car les Wachowski se sont avant cela
tellement focalisés sur leur remake officieux du Retour du Jedi qu’ils en ont visiblement oublié ce qui faisait tout l’intérêt de leur propre grande œuvre, ce fameux
monde virtuel. Mais cette séquence tant attendue nous fait faux bond comme toutes les autres. Elle est même un condensé des défauts du film : l’action est à tous points de vue moins percutante
que ce que contenaient les deux premiers épisodes, et le règlement d’une situation difficile pour le héros se fait au moyen d’une culbute exécutée sans aucun préliminaire. En prime, on a droit à
un monologue de méchant qui tombe dans tous les clichés du genre. Avec la symbolique christique grossière accompagnant la mort de Neo, et le retour pour l’épilogue (bâclé et qui laisse en suspens
au moins vingt questions majeures) de l’enfant avec sous le bras un ARC-EN-CIEL, voilà la trinité qui coule par le fond The Matrix revolutions dans ses cinq dernières
minutes. Et nous laisse avec deux hypothèses pour expliquer le désastre : soit les Wachowski sont devenus – ou étaient depuis le début – des agents du système en place ; soit ils ont agi en
kamikazes radicaux en démolissant eux-mêmes leur ouvrage, pour que plus personne ne vienne y toucher par la suite.

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Bonus : The Animatrix

Avant de saborder le navire, les Wachowski l’avaient agrémenté d’un superbe trophée sous la forme de l’anthologie Animatrix. Il s’agit là d’un hommage franc et loyal de
la part des cinéastes à une de leurs principales sources d’inspiration, les mangas et films d’animation japonais. Ils ont associé à cette aventure la crème contemporaine de ce medium, dont les
CVs égrenés dans le making-of font rêver – Final Fantasy les créatures de l’esprit (le studio Square USA), Cowboy Bebop (Shinichiro Watanabe),
Ninja scroll (Yoshiaki Kawajiri), etc. Les huit films forment un ensemble tout simplement excellent, où même les trois œuvres « contractuelles » conçues pour
consolider un élément de scénario de The Matrix reloaded, sont très bonnes en et pour elles-mêmes. Final flight of the Osiris l’est pour sa 3D réaliste
stupéfiante, Kid’s story pour sa vitesse intensifiée jusqu’à déformer toute la réalité alentour, The second renaissance pour la densité de son zapping de deux cent ans
d’histoire belliqueuse entre les hommes et les machines menant jusqu’aux événements de The Matrix. La dureté de la plaidoirie anti-humains de ce dernier est terrible :
les hommes sont l’unique source de tous les maux, et se voient associer des transpositions d’images symboliques de la violence à son degré le plus indéfendable (Tiananmen, la guerre du Vietnam).

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Les cinq autres court-métrages proposent tous un mélange d’au moins deux facteurs de grande qualité parmi les trois suivants : créativité visuelle débridée, réappropriation intelligente de
l’univers de la Matrice, profondeur du scénario. Et ceux qui réussissent à combiner les trois (World record et surtout Beyond, une relecture du classique
Stalker on ne peut plus sereine et belle) sont des pépites inestimables.

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