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- Apparition et sidération : Apocalypse now, de Francis Ford Coppola (USA, 1979-2000)
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Où ?
A la cinémathèque, dans la grande salle Henri Langlois qui a pu ainsi faire étalage de sa perfection technique (image au format cinémascope et son spatialisé au top)
Quand ?
Il y a 10 jours, dans le cadre de la rétrospective Dennis Hopper
Avec qui ?
Mon compère de cinémathèque, bien sûr !
Et alors ?
A une touche finale près, la version Redux à laquelle a abouti Francis Ford Coppola en 2000 réussit à donner une forme concrète aux ambitions démesurées avec lesquelles le
cinéaste s’était lancé dans le projet Apocalypse now 25 ans plus tôt. Les 45 minutes réintégrées au montage – parfois une poignée de répliques dans une scène, parfois une séquence
entière – donnent une ampleur nouvelle et essentielle à ce périple fantasmagorique, cette plongée de plus en plus obsédante dans la folie des hommes.
Lorsque Coppola ouvre son récit, dans une chambre d’hôtel à Saigon, la situation est déjà terminale. Il suffit d’une chanson (The end des Doors) et d’une image (un déversement de napalm
sur une forêt, capté en plan large fixe) pour le signifier. Les images et sons qui vont venir à la suite de ce duo inaugural sont dès lors déchargés de la tâche de raconter la guerre du Vietnam.
Le bourbier que ce théâtre d’opérations est devenu pour les USA, la déliquescence totale de la chaîne de commandement et de l’engagement psychologique des soldats envoyés au front, ne sont plus
des enjeux de scénario mais un état de fait, inaltérable. Et le fleuve remonté en bateau par le Capitaine Willard (Martin Sheen) à la recherche de sa cible, le renégat Colonel Kurtz (Marlon
Brando), est le vecteur d’une traversée des décombres fumants de ce monde.
Pour la première fois de sa carrière (même
si des signes avant-coureurs étaient déjà sensibles dans Conversation secrète et Le parrain 2), Coppola se soustrait à toute exigence de
progression scénaristique ou d’évolution des protagonistes. Tout est figé dans Apocalypse now, jusqu’aux actions et motivations de chacun, quelque soit son camp et son rôle. D’où
le terme d’Apparition que j’utilise dans le titre de cet article : les champs de bataille traversés par Willard et les rencontres qu’il fait apparaissent à lui instantanément, d’un seul
bloc, comme des tableaux figés dans leur état définitif, permanent. Rien ne peut y être ajouté, rien ne peut en être retiré. Chaque séquence du film (le brunch des officiers au cours duquel la
mission est présentée à Willard, la charge aux hélicoptères et au napalm sur un village Vietcong, le show des Playmates, le pont délabré de De Long qui constitue le poste militaire américain le
plus avancé sur le parcours de Willard) respecte un rituel immuable, selon lequel Willard et ses hommes pénètrent la scène, en observent – beaucoup – et respectent – un peu – les codes
spécifiques en vigueur, puis repartent une fois assurés les moyens de leur progression. Coppola prend soin de rajouter toujours un plan, une réplique qui indiquent que l’existence déphasée de
chacun de ses lieux traversés se poursuit sans aucune inflexion due à cette intrusion externe.
La déraison, le délitement des liens sociaux et civilisés, la sauvagerie même, hantent chacune de ces étapes et occupent une place de plus en plus prépondérante à mesure que le récit avance.
Coppola l’exprime par l’écrit, son scénario et ses personnages (le numéro insensé de Robert Duvall en capitaine de cavalerie aéroportée obsédé par le surf est encore dans toutes les têtes), mais
encore plus par le visuel – la Sidération. Apocalypse now est un ouvrage visuel total, magistral ; peut-être le plus beau film de l’histoire du cinéma. L’usage des nappes
brumeuses, des réflexions lumineuses, de la majesté naturelle des paysages du Sud-Est asiatique, de l’alternance de gros plans resserrés et de scènes de groupes, et de tant d’autres choses,
aboutit à la confection de visions de cinéma inouïes, fabuleuses, tétanisantes de cette beauté ambiguë des vieux contes merveilleux. Il fallait la mégalomanie d’un Coppola pour atteindre un tel
résultat – par exemple pour faire construire des décors d’un tel gigantisme, la plupart voués à la destruction devant la caméra, et en conserver la maîtrise pour y faire un film et ne pas
en faire le film.
Le point-clé d’Apocalypse now est la traversée nocturne des décombres du champ de bataille de De Long. Décombres matérielles – le pont ne tient encore debout que par une
improbable application de la physique – autant qu’humaines, puisque les soldats qui y tiennent la garde sont les plus fous croisés jusque là. Le basculement depuis le récit de guerre (exagéré
certes, mais malgré tout encore crédible) vers autre chose s’effectue là, lorsque la folie de personnages se répand dans la forme même du film, via ces murmures et autres bruitages
inquiétants qui se rattachent plus au film d’épouvante qu’à la guerre. On quitte alors le Vietnam, et avant d’entrer pour de bon dans le Heart of darkness de Joseph Conrad qui a été la
principale source d’inspiration de Coppola, une dernière séquence nous attend. Rajoutée dans la version redux, la longue pause du bataillon de Willard dans la demeure de colons français
plus ou moins nostalgiques de l’Indochine est un ajout inestimable. Cette rencontre hors du temps, loin de la désolation et des carnages ininterrompus qui composent les deux précédentes heures,
enrichit Apocalypse now d’un échelon supplémentaire dans sa progression (régression ?) mentale : entre les horreurs de la réalité et l’extrémisme sauvage de Kurtz, il y a les
fantômes du passé, dernière trace d’une présence que l’on peut qualifier d’humaine.
Une fois lancé sur la voie de son dernier
acte, Coppola ouvre grand son exemplaire de Heart of darkness et en recopie les passages les plus mémorables – attaque surprise et meurtrière du bateau par un ennemi masqué par la brume,
description du « royaume » de Kurtz, de son fonctionnement et de sa philosophie ambivalente. Mais un point a à mon sens échappé au cinéaste. Le livre de Conrad est en effet construit
sur la contradiction entre la croyance en le pouvoir du verbe, du récit comme principe fondateur de la société (cela va jusqu’au choix de la mise en abyme consistant à raconter dans un livre un
récit raconté par un personnage à d’autres), et l’impossibilité totale de communiquer avec Kurtz une fois ce dernier atteint. Kurtz s’est tellement éloigné de l’humanité – par le haut ou par le
bas, la question reste ouverte dans le livre comme dans le film – que même la communication par le langage n’est plus possible. Un passage du livre le dit magnifiquement :
« I’ve been telling you what we said- repeating the phrases we pronounced,-but what’s the good? They were common everyday words,-the familiar, vague sounds exchanged on every
waking day of life. But what of that? They had behind them, to my mind, the terrific suggestiveness of words heard in dreams, of phrases spoken in nightmares. Soul! If anybody had ever struggled
with a soul, I am the man. ».
(traduction sur le pouce : « Je vous ai narré ce que nous nous sommes dits – répétant les phrases que nous avons prononcé, – mais à quoi bon ? Ce n’étaient que banalités de
tous les jours, – les sons vagues, familiers échangés en chaque nouveau jour de notre vie. Mais qu’en était-il ? Ils avaient en eux, dans mon esprit, la terrifiante suggestivité de mots
entendus en rêve, de phrases énoncées dans des cauchemars. Âme ! Si quelqu’un a jamais lutté avec une âme, je suis cet homme. »)
Certes, Coppola reprend les inoubliables derniers mots du personnage (« The horror ! The horror ! »), et modifie la fin du film dans la version redux pour la rendre
bien plus ouverte et sinistre qu’initialement. Mais il fait par ailleurs de Kurtz un personnage trop terre à terre – ses réflexions presque quelconques sur la guerre du Vietnam -, trop incarné
(le numéro excessif de Brando, en roue libre) pour ne pas donner la sensation d’un léger manque de maîtrise final. Apocalypse now ridiculise tout autre film réalisé sur la guerre
du Vietnam ; mais il ne parvient pas à faire oublier la perfection lugubre et dépouillée de l’œuvre de Conrad.