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- Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans, de Werner Herzog (USA, 2009)
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Où ?
Au ciné-cité les Halles, dans l’une des trois grandes salles
Quand ?
Mardi soir, à 22h30
Avec qui ?
Seul
Et alors ?
Old school, baby. Bad Lieutenant version 21è siècle et Nouvelle-Orléans est un film noir renouant avec les recettes qui ont fait la légende de l’âge d’or du genre.
Old school, la réalisation classique, flegmatique de Werner Herzog, à base de cadrages stables et simples plutôt que d’effets m’as-tu-vu (à une exception – j’y reviens plus loin).
Old school, l’allure de série B fauchée et l’image granuleuse, à mille lieues du numérique propret. Old school, le détachement vis-à-vis de la violence et non son exhibition
sous forme d’un spectacle en soi. Old school, l’intrigue linéaire – ce qui n’interdit pas les ramifications – et franche, sans embardées du genre flashbacks ou pistes parallèles nous
détachant du centre naturel d’attention : le présent, et le bad lieutenant de héros sans qui aucune scène ne se fait. Old school toujours, l’exploitation de l’enjeu
policier (l’exécution d’une famille de cinq personnes, enfants inclus) comme prétexte à la découverte de lieux et d’individus plus ou moins recommandables et plus ou moins fascinants.
Certainement old school, enfin, l’absence de Dieu dans un récit qui, à l’instar des films noirs des années 40-50, laisse les hommes se débrouiller seuls dans leur écartèlement entre le
Bien et le Mal. Cet agnosticisme (ou humanisme, mais très pervers alors) émancipe totalement le film de Herzog du Bad Lieutenant version 20è siècle et New York signé Abel Ferrara,
lequel grattait la plaie non cicatrisée de la culpabilité chrétienne de son héros jusqu’à forer le muscle et atteindre l’os. Vue l’impression que m’avait fait cet exercice de contrition illuminée, je
ne vais certainement pas me plaindre de l’orientation choisie par Herzog. Elle provoque même au contraire un enthousiasme manifeste, en adoptant en fait le motif vidéoludique du respawn
(à l’œuvre dans les univers multijoueurs en ligne, principalement) : le personnage a globalement les mêmes attributs, traits de caractères et compétences, mais il réapparaît dans un autre
corps – Nicolas Cage à la place d’Harvey Keitel – et dans un autre lieu.
L’ossature de Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans, qui rappelle les meilleurs pulp novels de Raymond Chandler ou Dashiell Hammett, suffirait à elle seule à
faire notre bonheur. Nous nous laisserions porter avec plaisir d’un second rôle admirablement croqué et campé au suivant ; des trafics de drogue aux réseaux d’influence souterrains (sexe,
politique, argent) ; et de l’idée géniale qui fonde le prologue du film (un prisonnier non évacué qui risque la noyade avec l’inondation du commissariat suite au passage de Katrina) à la
résolution quasi simultanée de tous les embarras du héros. Parmi lesquels certains se règlent au moyen de la technique, toujours efficace, de la fusillade entre deux clans qui ne s’étaient jamais
vus avant qu’on leur livre sur un plateau une bonne raison de se tirer dessus. Le ride en dehors des clous de la vertu bienpensante et de la société convenable sous tous rapports,
aveugle à ses propres ténèbres, électrise par son aplomb et son impudeur. Mais il est lui-même embrasé par la personnalité de son héros, aux antipodes des narrateurs relativement transparents et
passeurs de plats à l’œuvre dans les romans cités plus haut. L’air autour du Lieutenant McDonagh est complètement vicié par sa conduite, qui réduit le travail de policier à un ensemble vaste
d’attributions et de moyens, déconnecté de tout ce qui pourrait ressembler à une mission ou une responsabilité.
Etre flic, pour McDonagh, c’est avoir un badge et un flingue qui
lui octroient le pouvoir de contrôler les gens n’importe où et n’importe quand, de les piéger, les insulter, les violenter, les racketter. C’est une fonction délivrée de son cadre et de ses
contre-pouvoirs. C’est un terrible cauchemar éthique (surtout avec le garde-fou catholique lui aussi évincé), et un formidable dynamiteur de scénario. McDonagh est capable de tout, il semble ne
suivre aucune règle dans les postures les plus anodines (son ricanement absurde et inexpliqué à chaque fois que le surnom d’un malfrat, « G. », sort de sa bouche) autant que
dans les actes les plus lourds de conséquences – ce qui complète le brouillage des lignes morales et ne nous laisse d’autre choix que de roll with it. On parle là d’emmener avec lui un
témoin adolescent sous protection policière alors qu’il va rendre un service à sa fiancée call-girl, de contraindre une fille à une fellation sur un parking, de mentir sur la quantité de cocaïne
saisie au cours d’une arrestation pour en garder pour soi.
Car être flic, pour McDonagh, c’est aussi avoir le droit de se droguer en toute impunité. Et là, les choses se mettent véritablement à mal tourner. A mi-parcours, une scène ahurissante fait
basculer le film en territoire abscons, indéchiffrable – et l’ouvre à quelques effets m’as-tu-vu scrupuleusement choisis. McDonagh et ses adjoints sont en planque dans une maison, la caméra les
filme au second plan. Le premier plan est occupé par une paire d’iguanes installée sur une table. McDonagh hurle qu’on vire ces p*** d’iguanes de là. Plan plus serré sur les visages des autres
officiers présents, qui s’échangent des regards gênés avant que l’un d’eux prenne sur soi de répondre qu’il n’y a aucun iguane dans la pièce. Retour au plan de départ : les iguanes sont
toujours là, alors même que nous, le réalisateur et McDonagh savons désormais qu’ils n’existent que dans la tête de ce dernier – qui ne trouve rien d’autre à faire que de sourire bêtement en
fixant du regard le produit de son hallucination cocaïnée. Le dérangement dont est l’objet le point de vue du héros n’est pas vu par Herzog comme une raison suffisante pour l’invalider, le
remplacer – ou même simplement le compléter – par un autre. La folie de McDonagh devient l’unique référentiel du film, l’unique guide de notre regard.
Des fois, bien sûr, cette folie transparaît sans camouflage : lorsque l’âme d’un malfrat tout juste dessoudé se lance dans une performance de breakdance sur fond de ritournelle
folklorique du bayou, en présence d’un iguane et après introduction de son numéro par McDonagh lui-même (« His soul is still dancing »), l’irréalité de la scène ne fait aucun
doute. Mais que faire de choses plus diffuses comme la disparition inexpliquée du personnage du second, incarné par Val Kilmer, pendant une heure ? Ou comme l’hilarant défilé final de
personnages dans le bureau de McDonagh, pour lui annoncer autant de bonnes nouvelles qu’il n’avait d’ennemis (dealers, tueurs à gages, bookmakers…) jusqu’à transformer ce happy-end en
farce ? Au mieux, nous sommes les témoins d’une hallucination échappant à tout contrôle ; au pire, les complices d’un monumental numéro de corruption du système de l’intérieur par un
parasite qui trouve en prime le moyen d’en ressortir dans une situation en tous points meilleure que celle de départ.
Dans le rôle du parasite surclassant ses concitoyens par la consommation permanente de drogue(s) et l’abus de son autorité, Nicolas Cage est déchaîné. Le corps déformé par une hernie discale
tenace qui le force à une posture et une démarche de quasi bossu, il invente une interprétation baroque, à mi-chemin entre le méchant suprême qu’il jouait dans Volte/Face
(l’étincelle démoniaque de son regard) et le sketch des Nuls parodiant l’Inspecteur Harry (quand il brandit son .44 Magnum absurdement massif). L’effet est éblouissant et ravageur d’un bout à
l’autre, et c’est logiquement à l’acteur seul que revient le mot – ou plutôt l’onomatopée – de la fin : un « Ha ! » tout à la fois définitif, énigmatique et
goguenard.