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- Le silence de Lorna, de Luc et Jean-Pierre Dardenne (Belgique, 2008)
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Où ?
Au ciné-cité les Halles.
Quand ?
Lundi soir
Avec qui ?
Seul, pendant que ma femme (dégoûtée – temporairement ? – des frères Dardenne suite à L’enfant) allait voir le film de Mike Leigh Be happy à la même heure
Et alors ?
Les frères Dardenne, Luc et Jean-Pierre, ont gagné une place de choix dans le paysage cinématographique mondial en voyant leurs 4 derniers films récompensés par des prix divers au festival de
Cannes. Parmi ceux-ci, les 2 films que l’on pourrait qualifier d’« adolescents » ont remporté la Palme d’Or (Rosetta, L’enfant) ; tandis que les 2
œuvres plus « adultes » se sont contentées de prix annexes – interprétation masculine pour Le fils, et scénario pour ce Silence de Lorna. Pour ma part,
ma préférence va pourtant sans hésitation vers ces dernières, qui tirent du cheminement dépouillé et complexe de leurs protagonistes une profondeur que la fougue immense mais sans concession de
leurs héros n’atteint jamais.
Un exemple direct de cet écart peut être développé en comparant les récits du Silence de Lorna et de L’enfant. Les 2 films s’articulent en effet autour du même
dilemme moral majeur : la possibilité ou non (et si oui, à quel prix) de faire encore preuve d’humanité dans une société où les « valeurs » de l’efficacité, de l’argent, du retour
sur investissement piétinent tout le reste. Dans un cas comme dans l’autre, cette problématique s’impose crûment au personnage principal dans l’obligation qui lui est faite de sacrifier une vie
innocente mais (ou plutôt, donc ?) improductive en échange d’une importante somme d’argent nécessaire à son développement personnel. Dans L’enfant, la vie en question est
celle du personnage-titre ; à la fois trop cruel – quoi de plus viscéralement condamnable que l’abandon volontaire d’un enfant ? – et trop abstrait (puisqu’un bébé n’a aucune existence
en tant que protagoniste à part entière d’un récit), ce choix plombe le film et le dessert durement.
La monnaie d’échange du Silence de Lorna est par certains aspects tout aussi enfantine. Claudy, le drogué auquel Lorna s’est mariée pour obtenir la nationalité belge et dont il
est prévu qu’elle se débarrasse pour épouser à son tour un autre immigré clandestin, est en effet dénué de toute autonomie d’action, voire même de survie ; sa relation avec Lorna est dès
lors plus un lien mère et fils que mari et femme. Mais Claudy reste malgré tout un adulte d’une trentaine d’années, capable d’exprimer des désirs et émotions complexes, couvrant un large spectre.
Appuyé par l’interprétation déchirante de Jérémie Rénier, le scénario fait de Claudy le grain de sable qui enraye la « belle » machinerie que font tourner tous les personnages autour de
lui. Avec une sincérité proche de la pureté, Claudy assume en effet sans retenue ni pudeur sa faiblesse, son insignifiance, son besoin d’être épaulé par quelqu’un de plus solide et sûr de soi. En
opposition totale avec la marche – forcée – du monde tel qu’il fonctionne autour de lui, Claudy fait naître puis grandir chez Lorna une étincelle d’humanité aussi inattendue que dangereuse.
Les frères Dardenne n’ont en effet de cesse de montrer, avec une extrême acuité, comment notre société occidentale riche et confortable exige comme ticket d’entrée de la part des immigrés tapant
à la porte une soumission au moins aussi forte que la notre au règne de l’argent. La réalisation est à l’avenant, abandonnant l’énergie brute et nerveuse de la caméra à l’épaule pour des cadrages
réfléchis, neutres, dénués d’émotions. Avec Le silence de Lorna, les Dardenne quittent le terrain du drame social pour entrer de plain-pied dans le domaine du thriller – qu’ils
avaient déjà effleuré avec Le fils. Une influence hitchcockienne certaine est à l’œuvre ici, dans la symbolique des images (la couleur rouge des vêtements de Lorna, qui la
distingue de la 1ère à la dernière image du monde terne qui l’entoure), le déroulé inéluctable de certaines séquences de suspense, la présence d’un prétexte supérieur commandant aux actions des
personnages et les entraînant dans un engrenage qui les dépasse.
Ce prétexte, l’argent, est cependant plus qu’un des McGuffins anodins qu’Hitchcock affectionnait – il est l’expression froide d’une réalité implacable. Hormis les échanges entre Claudy
et Lorna, toutes les scènes du Silence de Lorna, même les plus communes, décrivent un échange – en cours ou à venir – de quelque chose contre sa valeur monétaire. Surtout, chacun
de ces échanges fonctionne sans accroc : l’argent circule, rien ne vient interrompre son flux que ce soit à la banque, au café, sur le trottoir devant le pressing où travaille Lorna. Rien, sauf
Claudy. Son influence, bien que passive, fait dérailler Lorna du rôle écrit pour elle par d’autres et la pousse à développer une conscience intime, une autonomie de pensée. Le silence de
Lorna est en définitive le récit de l’essor de cette conscience, force infinie et miroir du capitalisme sauvage, née d’une révolte à l’extrémisme de ce dernier – de la même manière que
dans The dark knight, le Mal absolu du Joker
naît inéluctablement du Bien despotique de Batman.
Poussée par cette humanité naissante, Lorna tentera d’abord de trouver des compromis, d’atténuer la violence du plan qu’elle est censée suivre sans mettre en danger le bon déroulement de
celui-ci. Les échecs criants qu’elle subira – pessimisme extrême des frères Dardenne : il est impossible de transmettre sa volonté d’humanité aux autres si l’on est seul contre tous – la
pousseront vers une folie repliée sur elle-même, coupée du monde. La résolution forcenée de l’actrice Arta Dobroshi et des choix de récit des frères Dardenne atteint dans ce final une perfection
bouleversante, tandis que se conjuguent dans un même mouvement le drame violent et annihilateur de l’idéologie aujourd’hui dominante, et une étincelle d’espoir, de bonté irréductible,
impondérable – quasiment mystique. Comme l’a dit Jean-Pierre Dardenne en interview : « Nous ne pouvons pas admettre que nous sommes définitivement fichus ».