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- Meurtre d’un bookmaker chinois, de John Cassavetes (USA, 1976)
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Où ?
A la maison, enregistré sur le disque dur de la Freebox sur Arte puis en DVD zone 1 Criterion (comprenant les deux montages du film ; et incidemment, la bonne surprise de découvrir que la version
diffusée par Arte était celle d’origine, la plus longue et la meilleure)
Quand ?
Fin janvier, puis durant le week-end de Pâques
Avec qui ?
Seul
Et alors ?
Pendant longtemps, j’ai cru passer à côté du premier film de John Cassavetes que je voyais. C’était parce que je ne le prenais pas par le bon bout : malgré son intrigue, ses personnages
mafieux et même son titre, Meurtre d’un bookmaker chinois est tout sauf un polar. C’est un autoportrait, semblable à ceux que réalisaient les peintres classiques :
appelons-le « Autoportrait de l’artiste en tenancier de strip club ». L’évidence [qui aurait pu venir plus tôt, mais aussi ne jamais venir] m’a frappé pendant la longue scène finale,
sereine et débonnaire, se tenant précisément dans le strip club en question. Après avoir commis le meurtre du titre sous la contrainte (en raison d’une dette de jeu), pris une balle dans le
ventre au cours de la fusillade, et s’être sorti d’un guet-apens dressé par ses commanditaires pour supprimer tout lien entre eux et l’homme assassiné, le héros Cosmo Vitelli retourne comme
chaque soir à la place qui est à ses yeux la seule digne d’intérêt et de dévouement : dans les coulisses de sa boîte, aux côtés de ses danseuses et du meneur de la revue, « Mr.
Sophistication ».
Au sein de ce cocon de proches qu’il a formé autour de lui, il devise de tout et de rien, de leurs vies personnelles autant que du monde en général (la météo, les marchés boursiers…). Puis le
spectacle reprend ses droits, un jour de plus, et Cosmo est là pour introduire les numéros de cabaret ou accueillir les clients. On en oublie presque, devant son écran, le trou dans le ventre,
clairement non soigné, qui fait pourtant peser de grands doutes quant au futur même immédiat de Cosmo. Ainsi orientée, la fin de Meurtre d’un bookmaker
chinois sonne moins comme une conclusion d’intrigue à suspense que comme le recommencement d’un récit en boucle. Lorsqu’arrive le générique, on s’imagine sans mal
reprendre une fois de plus le film à son début, tant les dernières séquences font écho aux toutes premières : un arrangement verbal entre Cosmo et un mafieux au sujet d’une dette, suivi
d’une scène intime et paisible au club. [Cette boucle envoûtante est moins opérante dans le deuxième montage, où l'admirable séquence d'ouverture se voit sacrifiée sur l'autel du
racourcissement]. Le contrat exécuté dans le cadre du film ne serait alors rien d’autre qu’une péripétie de plus dans la lutte continue, et finalement routinière, de Cosmo pour satisfaire les
conditions matérielles assurant la survie de son club ; où il peut dès lors mener à bien des entreprises d’ordre spirituel, autrement plus essentielles à ses yeux.
Cosmo lui-même n’a cure de sa blessure, faisant passer son art avant sa santé comme il le faisait passer avant sa mission criminelle : lorsqu’il est interrompu dans son trajet vers la maison du
bookmaker chinois par un problème automobile, il rejoint une station-service d’où il appelle un taxi et son club, pour se tenir informé des détails du déroulement de la soirée et des numéros
joués. Ces numéros, qu’il élabore de A à Z – musique, blagues, chorégraphies, dénudements –, sont au strip-tease classique ce que le cinéma de Cassavetes est au septième art commercial, tel que
le point de vue déformant de ce dernier peut le contempler : des créations marginales, artisanales, dont la fragilité et la sensibilité décalée peuvent facilement, pour qui le souhaite, être
prises pour de l’amateurisme et du ridicule. L’animosité que peut ressentir le Goliath commercial devant ces David indépendants vient du fait que ces seconds sont pleinement affranchis des
chaînes qui l’enserrent. Qu’il soit renommé Cosmo Vitelli ou John Cassavetes, David refuse consciemment à fournir ce que Goliath pense être fondamental, à savoir la satisfaction primaire du
public – par du sang et des fusillades dans un polar, des seins et des fesses dans un spectacle de strip-tease. J’ai dit plus haut ce qu’était le strip-tease vu par Cosmo ; quand au polar vu par
Cassavetes, il devient une forme abstraite, une rêverie (pas de dramatisation des événements) traversée par un mouvement de fugue (pas de conclusion catégorique apportée aux séquences ; les
méchants sont inévitablement laissés en plan par Cosmo, délaissant les lieux et la confrontation pour retourner à son club).
Les longs segments filmant en live les compositions de Cosmo, et mettant complètement et régulièrement en veille l’intrigue supposée centrale, permettent de transcender l’aspect
initialement incongru du spectacle. Il naît sur la durée une incontestable tendresse envers ce groupe maladroit mais sincère, qui n’aspire qu’à mettre en application les paroles de la chanson
fétiche de Cosmo : « I can’t give you anything but love ». Un miracle se produit alors : la mise en scène particulièrement brute de Cassavetes, qui filme (ou tout du
moins semble filmer) la réalité de manière directe, par exemple pour toutes les scènes de thriller, devient dans l’enceinte du club source d’envoûtement et de visions irréelles. Un certain
surréalisme est alors en action, puisque Cassavetes aboutit à ce résultat simplement avec des éléments composant concrètement le club – les projecteurs, la scène. Son identification avec son
héros est ici encore complète ; c’est dans le lieu et l’instant où Cosmo vit intensément son art que Cassavetes s’autorise à réaliser des « beaux » plans, où la caméra ne se fait
plus neutre mais devient un outil artistique, esthétique.
Les bonus de l’édition Criterion contiennent des interviews récentes de l’acteur principal Ben Gazzara et du producteur Al Ruban, qui évoquent le tournage – difficile en raison du caractère
extrêmement exigeant de Cassavetes – et la sortie de Meurtre d’un bookmaker chinois – incomparablement plus difficile, à cause du rejet brutal
du film par le public qui conduisit à le retirer des salles au bout de six jours. [Après avoir tourné son long-métrage suivant, Opening night, Cassavetes s'attèlera au
remontage de Meurtre d’un bookmaker chinois, soi-disant pour lui et sans lien avec l'échec commercial ; mais la suppression ou la réduction
drastique des performances de la troupe du Crazy Horse West dit bel et bien autre chose]. À d’autres moments, Gazzara et Ruban prennent du recul et donnent une superbe définition du cinéaste et
de ses films : « You have to be involved. It’s mandatory ». Artiste et œuvre sont de toute façon indissociables l’un de l’autre, comme le montre le cas de Meurtre
d’un bookmaker chinois qui est clairement une autobiographie de Cassavetes, qui devait lui-même lutter contre des « gangsters » financiers pour
faire ses films (« always dealing with people who only wanted to talk about money »).
Une interview audio de Cassavetes prolonge cette première présentation indirecte de son rapport à son art, et à sa nemesis qu’est le cinéma commercial. On y trouve même une poursuite de la
citation ci-dessus, venant de la bouche de Cassavetes cette fois : « these gangsters want more, and they want more, and they don’t even know what they want ». La date de
l’entretien est importante : nous sommes à la fin des années 1970, et le traumatisme personnel de Meurtre d’un bookmaker chinois se double du
traumatisme général de voir l’industrie toute entière basculer dans l’obsession de l’argent, du profit – c’est l’époque des premiers triomphes planétaires de réalisateurs comme Spielberg et Lucas
qui signent l’arrêt de mort du cinéma indépendant bouillonnant de la décennie écoulée ; cinéma indépendant qui, ironie du sort, les avait fait éclore. Dans ses réponses précieuses, Cassavetes
décrit son impression d’être désormais piégé à vie dans un rôle de révolutionnaire, de rebelle pour la seule raison qu’il s’accroche à son indépendance. Et ceci alors qu’il a presque cinquante
ans, une dizaine de films derrière lui, et qu’il devrait donc revenir à des réalisateurs bien plus jeunes que lui, appartenant à la nouvelle génération, de porter le flambeau de la remise en
cause perpétuelle des modèles établis. Mais non, eux aussi se vendent désormais pour de l’argent, comme tous les autres. Trente ans plus tard, ce jugement sans appel est malheureusement toujours
valide : combien de cinéastes prometteurs, après un premier film personnel et intéressant voire dérangeant, ont succombé à l’appel de la bête hollywoodienne pour laquelle ils mettent désormais en
boîte à la chaîne des produits sans âme, oubliables dans l’instant ? Heureusement pour nous qui l’écoutons aujourd’hui, et pour lui au moment où il enregistrait l’interview, Cassavetes est encore
et toujours porté par un amour infini pour le cinéma : entre son analogie entre les cinéastes et les moines, deux populations également tendues vers des activités spirituelles « better
than living », et son appel aux critiques pour qu’ils ne laissent pas se craqueler le front commun auteurs-journalistes contre le cinéma commercial, on ne sait lequel nous touche le
plus.