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Ne croyez pas un créateur de série TV qui vous dit qu’il avait en tête depuis le début toutes les idées pour la saison 4 de son show : il vous baratine. Au mieux, il avait une vague notion d’une trame à faire suivre à son récit si loin dans le temps, mais il était bien trop occupé à concrétiser le pilote puis la première saison pour réellement pouvoir se projeter au-delà de ces échéances. En fonction des données de départ, le moment où il faut savoir se réinventer, refaire sa vie ailleurs en quelque sorte, peut arriver plus tôt pour une série. Mais il arrive forcément au plus tard la troisième ou quatrième année. Ce fut le cas pour The wire, cela l’a également été plus récemment pour Mad men. Et de même que la saison 3 de The wire m’avait servi de référence pour épingler Boardwalk Empire (cf. l’article en question ici), la saison 4 va dans les lignes qui suivent jouer le rôle d’exemple de tout ce que Mad men n’a pas su faire.
La saison 3 de The wire s’achevait sur un échec, celui de l’expérimentation d’Hamsterdam (une zone de tolérance encadrée pour la vente et la consommation de drogues) torpillée par les préjugés hautains, les coups bas bureaucratiques et les ambitions politiciennes. La saison 4 traîne de part en part la gueule de bois consécutive à cette défaite cinglante de l’action concrète face à l’immobilisme confortable pour tous ceux qui sont du bon côté – les gros bonnets, de l’administration comme du trafic de drogue. Puisqu’Hamsterdam a failli, comment autre chose, quoi que ce soit, pourrait venir redistribuer les cartes de manière plus juste ? Alors The wire regarde, avec tristesse, la situation pourrir, les destins des uns et des autres rester chevillés sur des rails aux aiguillages brisés. Le produit d’une fatalité qui n’en est une que parce qu’elle fait le bonheur de ceux qui ont le pouvoir de changer les choses.
L’abattement face à la réalité est immense, et The wire n’a aucune envie d’en dissimuler ne serait-ce qu’une minuscule partie ; d’où la place centrale donnée dans cette saison aux enfants, victimes les plus graves de la déliquescence de la société puisqu’ils sont le futur de cette dernière – le futur qu’elle se choisit. Un groupe de quatre jeunes qui vont ensemble au collège et traînent ensemble dans le quartier sert d’illustration didactique du propos – Duquan vit dans une misère terrible, Randy va payer au prix fort sa probité, Namond est déjà un rouage actif du trafic de drogue mais rejette ce style de vie, tandis que Michael va faire le chemin inverse en commençant honnête et en finissant sous l’aile d’un exécuteur sans merci. Mais avant d’être des exemples, ces enfants sont des personnages aussi proches d’êtres de chair et de sang qu’une série TV peut les créer. Le temps long qui est celui de The wire est remarquablement mis à profit pour faire vivre les individus qui y évoluent, avant de penser à en faire des acteurs d’un drame préconçu. Et cela fonctionne à tous les coups, pour ces petits nouveaux comme pour les vétérans – la major crimes unit de la première saison – et ceux qui sont montés à bord lors d’étapes précédentes (l’aspirant maire Carcetti, le lieutenant de police déchu Colvin). Chacun trouve naturellement sa place dans la toile immense tissée par les auteurs, et se voit fournir de quoi en faire un poste aussi primordial que n’importe quel autre dans la ville de Baltimore, et dans la série (il est de toute façon impossible désormais de dissocier l’une de l’autre).
Une preuve exemplaire de l’excellence atteinte par The wire est le fait que la disparition quasi-totale de McNulty, personnage iconique, et concrètement le héros, de la saison 1, passe inaperçue. La série vit très bien sans lui car la ville vit très bien sans lui (ou dans une fonction totalement anonyme). La virtuosité de l’écriture se révèle aussi, en creux, dans l’absence de conséquence néfaste de l’épure du récit. Il n’y a aucun événement majeur qui vienne ponctuer les treize épisodes ; rien de l’ampleur d’Hamsterdam en tout cas. Et pourtant l’intensité tragique est là, indéniable, elle nous happe à chaque instant, à chaque tournant même infime. Dans sa saison 4, au zénith de son talent, The wire met en lumière des drames d’ordinaire trop mineurs et mettant trop de temps à se cristalliser pour attirer l’attention sur eux. Elle les rassemble en une constellation, non ; en une galaxie.
Si The wire est encore et toujours en pleine expansion suite à son Big Bang originel, Mad men est l’illustration même de son contraire, le Big Crunch – ou bien de la manière dont une supernova, après avoir brûlé de tous ses feux, se ratatine en une naine noire quasi indétectable. « Mad men naviguerait-elle à vue ? », demandai-je de manière essentiellement rhétorique à mi-parcours de la saison. La deuxième moitié de celle-ci a balayé les minces doutes – ou espérances – qui subsistaient. La brutale volte-face narrative opérée sur deux tableaux a sur ce point effectué le plus gros du travail. Annulé, le recentrage radical du récit sur Don Draper (non sans avoir attendu que ce procédé s’encastre dans un mur, avec un épisode qui souille ce personnage passionnant surtout par son mystère et rabaissé à des monologues en voix-off d’une banalité affligeante). Abandonnées, les tentatives – ratées, pour la plupart, rappelons-le – de poursuivre le travail ethnologique de la série en observant les bouleversements à l’œuvre dans la société américaine dans les années 60. Mais ces deux revirements viennent trop tard pour changer la donne – ou peut-être le mal est-il plus profond.
Pour remettre tous les autres protagonistes presque principaux au premier plan, en si peu de temps, les auteurs leur confèrent des intrigues on ne peut plus rebattues – romances ou conflits de couple, stress professionnel. Et la trame générale qui englobe le tout et mène la saison jusqu’à sa fin est du même acabit : déjà vue, merci (la société qui se retrouve en mauvaise posture), et qui achève de couper les protagonistes de leur époque et de leurs contemporains moins favorisés. Si l’on fait la synthèse de ce que l’on voit, Mad men est désormais une série consacrée à de riches bourgeois new-yorkais blancs qui tentent de sauver la boîte prestigieuse dans laquelle ils ont investi, et qui sur leur temps libre vaquent à leurs histoires de cœur et/ou de fesses. C’est peu de dire qu’ils ont aussi peu à nous apprendre sur l’Amérique de cette période que les Bettencourt sur les évolutions de la France en ce début de 21è siècle. Don Draper & co. étaient pertinents pour nous parler des années 50, mais en vieillissant ils sont devenus out. Pour se renouveler et rester une série au regard incisif, Mad men aurait dû appliquer une règle similaire à celle de Skins, changer les personnages plutôt que de devoir changer de sujet. Ce n’est pas près d’arriver, tant le showrunner Matthew Weiner semble être en phase avec ses héros nantis – il porte le même regard qu’eux sur les « autres », les petits, tout juste bons à être exploités (la nourrice des enfants de Don et Betty) car sinon ce sont des voleurs (le noir, qui agresse Roger et Joan dans la rue) ou des drogués (Midge, une ex de Don) qui en ont après votre argent. Mad men est une série réactionnaire et conservatrice, en fin de compte.
En chemin, on croise tout de même ce qui aurait pu être une très belle idée de fin de série : que le mensonge fondateur de la vie actuelle de Don soit révélé au grand jour, et le force à disparaître, par exemple. Au lieu de cela, on subit une fin de saison vulgaire : Don le patron s’entiche de sa secrétaire de quinze ans plus jeune que lui, et l’épouse. Difficile d’envisager un stéréotype plus marqué des pratiques d’une aristocratie de telenovela repliée sur elle-même.