• « You can let go, now »

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La diffusion sur ABC du der des ders des épisodes de Lost, le bien nommé The End, a été suivie par un numéro spécial d’une des émissions de la
chaîne, le « Jimmy Kimmel live ». Passées les formalités d’usage, la première question posée par Kimmel au premier des acteurs invités, Matthew Fox (Jack), commença ainsi :
« Pour un grand nombre de religions, parmi lesquelles le christianisme, la vie est considérée comme une sorte de test… ». Et le début de la réponse de Fox fut :
« L’interprétation de la fin de la série est fonction des croyances spirituelles de chacun ».

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Combien de séries peuvent se vanter d’avoir eu un tel effet – placer ce genre d’interrogations et de pensées tout en haut de la liste des choses dont les gens discutent à son propos, y
compris dans une émission à usage essentiellement promotionnel et divertissant ? Combien le peuvent en ayant duré si longtemps, et en ayant touché tant de monde (entre 10 et 25 millions de
spectateurs pour chaque épisode aux USA, plus les diffusions à l’étranger, plus le Net) ? Combien le pourront à leur tour à l’avenir ? Jusqu’à la dernière seconde de son dernier
épisode, Lost a tenu son cap audacieux et à contre-courant. Elle a d’abord introduit le fantastique – le Smoke Monster, la Dharma, l’Île mystérieuse – derrière le
concept bankable du groupe de naufragés sexy et/ou charismatiques coincés sur une île déserte, et a fait triompher le fantastique. Puis elle a introduit et fait triompher l’humain
derrière le fantastique – les sauts dans l’espace-temps de la saison 5 étaient excitants, mais ce qui importait réellement était leur effet tragique sur les personnages qui les subissaient :
John Locke, les couples Daniel-Charlotte et Sawyer-Juliet. Enfin, elle a introduit le spirituel derrière l’humain ; et elle l’a fait triompher en cette toute fin de parcours, nous prenant
réellement par surprise et élevant son contenu (personnages, sens général du récit) à un tout autre niveau. La série a constamment su dépasser le mur de la hype que ses suiveurs
érigeaient en son nom.

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Les plus acharnés pourront continuer à ergoter tant qu’ils veulent sur les fragments non résolus (et ils ont d’ailleurs bien commencé, dès l’épisode passé), ils passeront alors à côté de ce qui
compte réellement. Tout d’abord, parce qu’il est complètement illusoire d’attendre d’une série TV qu’elle livre une œuvre parfaitement accomplie et polie, au vu des contraintes très fortes liées
au format – durée fixe des épisodes, contrats et velléités des acteurs, grèves, obligation d’apporter une conclusion transitoire à chaque fin de saison, etc. (une telle quête de perfection en dit
finalement long sur ceux qui la poursuivent, et très peu sur tout le reste). Surtout, ils passent à côté car Lost a apporté une réponse non seulement claire, mais
également mémorable et pénétrante aux deux grandes questions qu’elle avait posées très tôt dans son développement. Ce sont les leitmotivs que les auteurs avaient pris le soin d’expliciter en les
plaçant dans la bouche de leurs personnages : « Man of science, man of faith » et « Live together, die alone ».

 

« Man of science, man of faith »

Lost a donc fait le choix de la foi – dans son final, mais en réalité tout au long de son histoire (le personnage du vrai John Locke en est la plus évidente expression).
Alors que notre époque, dans les pays occidentaux, est de plus en plus gouvernée par la science et ses attributs que sont le cartésianisme et le pragmatisme, ce choix est particulièrement brave.
Car aujourd’hui le grand public attend que l’on s’adresse à son intelligence (par un coup de théâtre bien senti, ou au contraire par le démantèlement d’une théorie du complot presque parfaite)
voire à son cynisme désenchanté (par des adresses au spectateur à qui on ne la fait pas, ou bien en empilant les morts par pur souci de spectaculaire), mais certainement pas à sa conscience et à
son cœur de plus en plus anesthésiés. A cela, les auteurs de Lost ont opposé un contre-pied total en mettant leurs propres intelligence et talent – la série fut une des
mieux écrites et réalisées qui soient, je l’ai suffisamment répété dans ces pages – au service de leurs croyances et de nos émotions. Ce faisant, ils ont créé une œuvre qui tend au bout du compte
un miroir au spectateur, et l’interroge sur ce qui importe réellement à ses yeux : les questions profondes qui orientent et nourrissent nos vies, ou bien la succession d’articulations
factuelles par laquelle est passée chacune de ces vies. Lost répond que ce que les gens sont, est plus important que ce qu’ils font. Et l’opinion propre de chaque
spectateur conditionne son ressenti, positif ou négatif, de cette conclusion.

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Well, nobody’s perfect

Le sort réservé à l’Île est un exemple parfait de cette philosophie. Le caractère magique de l’endroit n’a pas vocation à être décortiqué jusqu’à l’os pour en comprendre les raisons et le
fonctionnement (ce qui est la manière scientifique de raisonner), pas plus que ne le sont d’autres choses comme les pouvoirs de Miles ou de Hurley. Peut-être même que la science ne peut tout
simplement pas percer le mystère de l’Île ; la Dharma a échoué en son temps, et dans le monde réel il y a quantité d’énigmes qui ne sont pas prêtes d’être résolues. L’Île sert en définitive
de révélateur à la foi ou à l’absence de foi chez ceux qui en foulent le sol, et à l’observation de comment les uns et les autres se conduisent à partir de là. Certains croient : Locke,
Jacob, Hurley… D’autres non : MiB, Sawyer, Kate… D’autres enfin, comme Jack, passent d’un état à l’autre. La grande réussite de la série est que jamais, même lorsqu’elle a embrassé
définitivement ce sujet de la foi dans The End, elle n’a confondu foi et prosélytisme. Jusqu’au bout, il n’y a pas de bonne et de mauvaise réponse. On ne sait pas si le camp mené par
Jacob puis Jack avait raison de croire qu’il était nécessaire de protéger l’Île à tout prix ; ou si au contraire MiB était dans le vrai en pensant que la destruction de l’Île n’aurait aucun
effet connexe dévastateur. Ne pas imposer de réponse au niveau de la série permet de respecter tous les personnages, tout au long de leur existence dans la série.

Et si on ne sait pas, c’est parce que nul n’est omniscient ou exemplaire (de même qu’inversement, nul n’est totalement inutile ou diabolique). Tous et toutes ont fait des erreurs dans leurs
interprétations et leurs décisions. Ce refus du manichéisme et du simplisme ne s’exprime nulle part avec autant d’évidence que dans The End, où il surgit dans la plupart des
instants-clés :

  • Desmond apprend, au pire des moments, qu’il avait tort sur la nature de l’expérience qu’il a vécue dans l’épisode Happily ever after – et nous avec lui. Tout son comportement sur
    l’Île depuis lors, basé sur cette croyance, est d’un seul coup rendu caduque, ce qui rend la scène terriblement poignante.

  • La rivalité entre Jack et Locke s’achève comme elle a vécu : sur un pari quant à la marche à suivre. Ils ont beau être maintenant surpuissants (ayant pris la place de Jacob et MiB), et
    cela a beau être la dernière scène décisive de la série, l’incertitude est toujours aussi forte – et se concentre désormais sur une même action, amener Desmond au cœur de l’Île. Jack croit
    ainsi pouvoir tuer Locke ; Locke croit ainsi pouvoir détruire l’Île. C’est un tirage à pile ou face… et la pièce retombe sur la tranche.

  • Enfin, la dernière conversation entre Hurley et Ben contient cette phrase superbe : « That’s how Jacob ran things. Maybe there’s another way. A better way. ».
    Difficile de dire plus clairement que quels qu’aient été ses pouvoirs et la légitimité de son action, le demi-dieu Jacob a, avant tout, été une grosse source d’ennuis pour l’ensemble des
    personnages de Lost.

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On ne sait pas « la » réponse, et on s’en fiche car ce qui compte, ce qui a toujours compté depuis le tout premier épisode, est le parcours de chacun. Et puisqu’il n’y a pas de vérité
ou de solution unique, il ne peut non plus y avoir de fin unique à tous ces parcours ; et la fin de la « réalité-Île », celle qui courait depuis six saisons et cent-vingt épisodes,
a cela de magique qu’elle est multiple. Certains quittent l’Île, certains y meurent, certains vont continuer à y vivre. Tous sont traités non comme des pions de scénario mais comme des individus
à part entière qui méritent des dénouements à la hauteur, c’est-à-dire qui soient cohérents de leur personnalité et de leur rôle, et qui ne soient pas fatalement définitifs. Pour eux comme pour
nous, l’Île aura été une aventure parmi d’autres au cours de l’existence. Et franchement, la série aurait-elle été meilleure si Hurley, Claire, Miles ou Kate avaient été éliminés plutôt
qu’envoyés vers de nouvelles aventures ? Assurément, non. Tout le monde n’est pas fait pour mourir à l’écran, et tout le monde n’était pas prêt à mourir sur l’Île ; il est bien plus
juste et satisfaisant d’offrir à certains une fin touchante et positive (le duo Hurley-Ben, définitivement mon favori), et à d’autres une fin plus divertissante voire récréative (le trio
Miles-Richard-Lapidus, qui illustre à la perfection ce que peuvent être des personnages de soutien dans une intrigue à tiroirs).

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Débarrassé de la tâche impossible à exécuter de tout résoudre (et d’emballer cette résolution absolue dans une pochette-cadeau entourée d’un joli ruban, aussi ?), The End peut
concentrer ses forces sur la conduite de ses fins de parcours, afin de faire de chacune une grande et palpitante aventure. Comme à chacune des fins de saisons passées, l’important est d’assurer
le spectacle, son suspense, ses drames. A ce jeu, avec son incroyable construction en double hélice, l’une accélérant follement (les
trépidantes péripéties sur l’Île) tandis que l’autre ralentit sereinement en vue de son point d’arrivée (les révélations des vies passées),
The end est aussi brillant que
ses prédécesseurs. Prédécesseurs dont il compile une sorte d’anthologie : on y retrouve l’inoubliable plan final de la
saison 1, l’intervention extrême de Desmond de la saison 2, la double entreprise de protéger l’Île et de s’en enfuir de la saison 4… Le cas du mouvement de caméra de la saison 1 est essentiel,
car il permet d’affirmer que cette compilation n’est pas le fait d’une inspiration à bout de souffle mais d’une volonté consciente de boucler la boucle, de profiter de ces derniers instants pour
se remémorer le chemin parcouru ensemble.

 

« Live together, die together »

Car bien que certains ne s’en rendent pas encore compte, ce dernier épisode a pour principale fonction de remercier personnages et spectateurs
pour ces six années exceptionnelles. Avant que leur sens nous soit révélé, il est évident que c’est là la raison d’être des prises de conscience de leurs vies dans l’autre monde que les héros
expérimentent.  Desmond
et Hurley avaient ouvert la voie, dans The
End
le mouvement se généralise et donne lieu à de purs moments de grâce. Les reformations des couples Charlie-Claire et Sawyer-Juliet sont de véritables tire-larmes – larmes de ravissement,
à voir défiler en accéléré leurs histoires qui ont tant apporté à la série, de part et d’autre de l’écran. Les personnages morts autant que vivants gagnent une ultime faveur, sans que les drames
de leurs vies soient pour autant niés, ce qui est tout à fait remarquable. Et avec ce procédé narratif, les auteurs de Lost font tomber le mur qui sépare normalement
l’univers de la fiction de ses spectateurs. They break the rules, afin de s’adresser directement à nous.

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Le sens de ces prises de conscience mène à la résolution de l’autre adage lostien, « Live together, die alone ». Il se voit spectaculairement révoqué et renversé en
« Live together, die together » au cours de l’explication de ce qu’était cette troublante « réalité – L.A. ». Depuis ses débuts,
Lost a toujours avancé au rythme des séparations et des retrouvailles de ses personnages. La série se conclut donc selon une logique certaine sur la plus intense et la
plus large des retrouvailles ; élaborée en se saisissant du moteur du sublime épilogue de la série Six feet under (à savoir que tout le monde meurt… un jour) et en
le modelant selon les règles de son propre univers. La séquence, et son cadre d’existence qu’est la « réalité – L.A. », ont les défauts de leur ambition, avec des fausses pistes
scénaristiques trahissant une certaine fébrilité, et la possibilité de débattre de la présence de tel personnage ou de l’absence de tel autre dans la réunion finale. Mais cela n’émousse en rien
le prodige réalisé, d’être parvenu dans le même mouvement à une terminaison – on ressent un fort sentiment de complétude du destin de l’ensemble des personnages – et à une ouverture :
soudain, Lost nous fait nous interroger sur ce que sont la vie, la mort, et sur la place que nous pensons que prennent dans tout cela les êtres qui nous sont proches ou
qui l’ont été fut un temps.

 

Il est intéressant de noter que le point de vue donné ici sur ces questions fondamentales, qui travaillent l’humanité depuis la nuit des temps, est l’exact opposé de celui de la dernière série
avant Lost à avoir vécu et à s’être éteinte en suivant une voie philosophique – Twin Peaks. Tout dans Twin Peaks affirme que
la mort n’est que tourments et source d’un Mal qui rôde autour de l’humanité et la pénètre peu à peu. Lost croit que l’humanité a droit au libre-arbitre, à l’amour, à la
rédemption, et qu’elle peut emporter ces valeurs positives avec elle dans un hypothétique au-delà. Allons plus loin : Lindelof et Cuse ont
effectivement – et superbement - accompli ce qu’ils annonçaient au début de la saison, et que j’avais alors pris pour une boutade.
« We have every intention of telling you whether humanity is good or evil ». La réponse est « good », définitivement. A l’heure du bilan final, il n’y a jamais eu de méchants dans Lost, uniquement des victimes. Et chacun des
personnages tentait de faire au mieux avec les cartes qui lui avaient été distribuées, ou retirées au fil de la partie.

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La première et dernière question

A force de le répéter, on avait bien fini par les prendre au mot : les auteurs de Lost étaient censés savoir où ils voulaient finir depuis la coupure entre les
saisons 1 et 2, et Matthew Fox était même au courant de ce que serait le dernier plan de la série. Et bien, le verdict est… Oui. Pour le dernier plan (et la scène qui y conduit), c’est
indéniable. Pour l’idée de conclusion générale, que l’on peut identifier au dernier acte dans l’église, c’est aussi extrêmement probable ; car si tel n’était pas le cas, le resserrement
inattendu du récit sur le personnage de Jack ne dégagerait pas une telle impression de cohérence et de justesse. Telle aura été la dernière surprise (qui, comme toutes les autres, marque
principalement par son évidence une fois révélée) de Lost : cela a toujours été, principalement, l’histoire de Jack – et celle de Locke, mais celle-ci fut plus
chaotique et écrite en pointillés.

Le démarrage de la « réalité – L.A. » est limpide, de ce point de vue. Elle s’ouvrait sur un plan de Jack à bord du vol Oceanic 815 « reloaded », plan
dont l’on peut désormais affirmer qu’il succède immédiatement à la mort du personnage. Son expérience de l’entre-deux-mondes commence là ; et le conseil que lui adresse alors Rose
(« You can let go, now ») prend maintenant une toute autre valeur.

 

Et vous savez quoi ? We can all let go, now.

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P.S. : l’avant-dernier épisode, le 6X16 « What they died for », remplit principalement un rôle de mise en place en vue du final. Les personnages sont positionnés là où
on aura besoin d’eux, et ceux dont on n’a plus besoin (Widmore, par exemple) sont congédiés. Mais la scène d’ouverture (un beau dernier instant de calme avant la tempête terminale), et plus
encore le plan d’ouverture (sur l’œil de Jack qui s’ouvre au début d’une journée pour une dernière fois) méritent qu’on les garde en mémoire…

Voilà, j’ai parlé de tous les épisodes de la saison 6.

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